Sun in the sky, you know how I feel...
En sortant de la Guest house le lendemain matin je découvris les jardins alentour qui étalaient une palette de couleurs que je ne soupçonnais pas jusqu'à hier. Les costumes sombres de mes deux compagnons de soirée semblaient un lointain souvenir, la nature se moquait de mes idées noires et m'envoyait en pleine face sa joie de vivre, sa vitalité et sa puissance colorée.
Surmontant le rougeoiement de buissons denses, les gainiers commençaient à disperser les pétales de leurs fleurs qui déroulaient sur les trottoirs des tapis rose invitant à déambuler dans les rues ensoleillées. Les magnolias, omniprésents au milieu des pelouses, exhibaient leur multitude de fleurs blanches répandant un parfum légèrement citronné, quelques cèdres rouges assuraient le fond du tableau tandis qu'ici et là, des sumacs, pas encore fleuris, distillaient des touches de couleurs qui complétaient cette ode à la vie.
Un peu incrédule, j'essayais d'imaginer les descriptions que Faulkner aurait faites de cette profusion de couleurs et d'odeurs de son pays natal. A deux pas de moi, la Dodge participait à ce festival chromatique. La multitude de pétales rose qui la recouvraient paraissaient la rajeunir de plusieurs années. Comme si elle avait mis à profit les quelques jours de repos forcé, elle paraissait piaffer d'impatience de reprendre notre voyage et de m'entraîner vers de nouvelles destinations inconnues. Elle a démarré comme à ses plus beaux jours, le moteur ronronnait de plaisir et je me suis laissé guider dans les rues entre les magnolias et les pétales des gainiers.
Soit que la Dodge suivit son propre chemin soit qu'inconsciemment je revins sur les pas de ma dernière soirée, je me retrouvai près de Beale Street, arrêté à un carrefour attendant patiemment que le feu vert nous ouvre la route vers l'aventure et la destination inconnue. Arrêtée dans l'autre sens, une voiture du Memphis Police Department semblait s'assurer que je n'enfreindrais aucune des règles érigées sur mon parcours. Je sentais la sirène prête à rugir au moindre faux pas, le gyrophare prompt à me désigner comme le fauteur de troubles de cette communauté si paisible et si croyante.
Sur le trottoir se pressait une petite foule dont les robes bariolées contrastaient avec les sobres costumes noirs qui les accompagnaient vers l'entrée de temple, l'heure de l'office du dimanche toute proche. La foule, pour disparate en couleurs qu'elle fut, paraissait respecter scrupuleusement la parité entre robes et costumes, foulards dans les cheveux et chapeaux feutre, et j'imaginais déjà les chants, les chœurs qui scandaient le sermon dominical, prêchant la grâce et l'amour divin, la fraternité entre les hommes. Au moins jusqu'à la sortie du temple.
Au milieu de cette exubérance de couleurs l'œil sombre de Polyphème m'observait. Comme la veille je me sentais scruter dans des recoins de mon cerveau que je n'avais pas particulièrement envie de dévoiler. Plus son œil me sondait plus la sensation de malaise m'envahissait, me replongeant dans le gouffre glacé d'hier soir. Il finit par lever les bras sur les côtés, dans un geste qui, dans la plupart des langues, exprime le fatalisme de l'interlocuteur désabusé. Je lisais le dernier reproche dans son œil. "Je t'avais dit de ne pas aller vers le sud, tu t'y perdras corps et âme, je t'ai prévenu, j'ai fait ce que j'ai pu, maintenant c'est toi qui décides, c'est toi qui a décidé."
D'emblée la chaleur et l'humidité de l'air m'ont saisi, quelques pas m'ont fait suffoquer, comme pour me donner un avant-goût du cauchemar annoncé, promis, inéluctable. La chape qui s'abattait sur mes épaules semblait ne s'acharner que sur moi. Tout autour, s'agitant en tous sens, une foule dense courait, sautait, vociférait, hurlait, riait, bondissait, chantait, les gens me bousculaient, à gauche, à droite, dans le dos, exactement comme si je n'existais pas, ou plutôt comme si j'étais devenu immatériel, un spectre, un fantôme, un ectoplasme.
Je croisais des squelettes qui recouvraient des corps en mouvement et déambulaient dans la rue, des êtres surnaturels aux costumes bigarrés, des prêtresses vaudou et des esclaves envoûtés qui ne contrôlaient plus leurs gestes. Tous dansaient au son de fanfares assourdissantes dont j'ignorais si elles jouaient à côté de moi, à l'autre bout de la ville ou à l'intérieur de mon cerveau, leur danse rimait avec transe, désarticulait les corps au-delà du raisonnable, jambes, bras, torses décrivaient des angles douloureusement inhabituels, comme si les corps se révulsaient sous l'effet conjugué de fumées à l'odeur âcre de poudre à canon, de senteurs mêlées d'herbe, de rhum, de sueur, d'opium et de bière réchauffée, du vacarme continu, musique, chants, cris, rires, de la foule extatique, pressante, oppressante, au-delà de ce que je pouvais endurer, qui m'emportait comme un pantin désarticulé dans ses méandres vertigineux, sa folle farandole macabre, jusqu'à l'antre trop accueillante de Papa Legba.
Trois zombies, au costume de squelette surmonté d'une tête de mort, entamèrent une danse macabre autour de moi, trois êtres semblables qui tournaient à une vitesse folle, me renvoyant une image stroboscopique qui me faisait chanceler. Leurs rires se moquaient de l'étranger vacillant, étranger à leur ville, étranger à leur rite, étranger à leur conscience collective. Tous les trois brandissaient, comme un sceptre, un long bâton dont ils se servaient à tour de rôle pour me repositionner au centre de leur danse, et nous formions, eux aux sommets, moi au barycentre, une figure ésotérique dont je soupçonnais l'importance sans en comprendre la signification, jusqu'à ce que, pris de vertige, je m'écroule à leurs pied. Ils continuèrent leur ronde, sautant par-dessus mon corps comme célébrant un rite initiatique, dardant mes côtes des piqûres de leurs sceptres. Dans le flux confus de mes pensées apparut l'image d'une poupée vaudou. Les rires qui accompagnaient le rituel m'arrachèrent les derniers soupçons de conscience et je fermai les yeux pour fuir définitivement le supplice. La prophétie se révélait exacte, je me perdais corps et âme dans la folie de la Nouvelle-Orléans.
En rouvrant les yeux j'ai vu la voiture de police quitter le feu, le conducteur me regardant avec insistance avant de me faire signe avec autorité d'avancer. Les bras de Polyphème retombèrent sans bruit le long de son corps et je vis furtivement dans son œil l'expression soudaine d'un soulagement. Des pétales rose étaient restés accrochés aux essuie-glaces de la Dodge, certains avaient même réussi à se glisser dans l'habitacle sur le siège passager. Je souris devant ce signe du destin et, après un dernier regard vers Polyphème, je redémarrai. Je pris à droite sur B.B. King Boulevard, certainement encore un signe, pour rejoindre la bretelle d'accès à l'Insterstate 40. via le deSoto Bridge, enjambant fièrement le Mississippi direction l'ouest. Je délaissai Saint Louis au nord, encore un roi mort, j'en avais croisé assez comme ça. J'appuyai sur l'accélérateur, avec la vitesse les pétales rose s'envolèrent un par un. Go west young man.
A suivre...
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Till