dimanche 19 février 2023

Baster en Amérique Ep. 07 - Those Poor Bastards - Sing It Ugly [2016]

 


 Baster en Amérique, épisode 7.

Muddy water's changing all I know

Descendre aux Enfers. Je n'étais ni Dante ni Orphée mais voilà que cette emphase s'emparait à nouveau de moi sous l'effet d'un trop-plein d'enthousiasme et de détermination dont je savais qu'elle pouvait s'effondrer à la moindre percée d'angoisse, à la remontée d'un souvenir douloureux. Le courage est déliquescent, on a beau s'armer, il vous file entre les doigts dès qu'on doit en faire usage, ou peut-être n'est-ce qu'un concept vain qui définit a posteriori et selon un point de vue subjectif la façon dont on a réagit à une situation.

J'abandonnais là mon abrégé de philosophie, mieux valait arrêter de défier stupidement le Mississippi pour me concentrer sur des objectifs plus en phase avec mes capacités. Je repris le chemin en sens inverse et me dirigeai vers mon rendez-vous, dont j'espérais qu'il m'aiderait à y voir plus clair sur la suite de mon parcours. Envisagé sous cet angle, ça donnait peut-être l'impression d'aller voir une agence de voyage ou de consulter un guide touristique.

Quand je suis entré dans le club ce soir-là, j'ai retrouvé mon vieux black m'attendant assis à la même table, partie intégrante du décor, comme si c'était là sa place naturelle, indélogeable, inaltérable, indiscutable, parce que lui, tu vois, avait trouvé depuis longtemps sa place dans son monde sans que personne, pas même lui, ne songe à remettre en question cette évidence qui me sautait maintenant aux yeux en le voyant vissé sur sa chaise, dans ce décor de club de blues tellement conforme à mon imaginaire que, pour une fraction de seconde, j'en arrivai à douter de la réalité de la scène.

Le  sourire énigmatique qui éclairait discrètement son visage retenait mon attention au point que je n'ai pas tout de suite remarqué l'autre présence, celle d'une sorte de clone assis sur la chaise voisine, en réalité pas tout à fait un clone quand on le regardait de plus près, plutôt le même style de personnage, dont le costume sombre et le chapeau sortaient peut-être de la même boutique, qui avait peut-être fréquenté les mêmes écoles, les mêmes rues,les mêmes clubs, dragué les mêmes filles, bu avec les mêmes potes, au long d'une vie qui les aurait vus se croiser chaque jour ou presque, se déchirer parfois, rire ensemble souvent, comme des copains, des amis, des frères.

Il me fallut quelques secondes pour reconnaitre dans ce nouveau personnage le bluesman qui occupait la scène la veille au soir. En le dévisageant un instant je m'aperçus qu'il était probablement le plus vieux des deux, en tout cas le plus marqué par le temps, ou peut-être simplement par la vie. Dans les lumières qui éclairaient la scène la veille, je n'avais pas perçu les rides qui cartographiaient son visage en un réseau complexe de lits, d'affluents et sous-affluents dont le nombre de Strahler aurait fait pâlir d'envie les plus grands bassins hydrographiques et j'essayais de reconnaitre le Mississippi dans cet entrelacs de rides. Peut-être était-ce l'effet du temps sur la topographie de ses joues, ses tempes, son front, il dégageait  une forme de tranquillité éternelle, la sérénité du cours d'eau qui, du glacier grondant d'autrefois au fleuve puissant d'aujourd'hui, défiait le temps et l'histoire, sûr de sa force, de sa sagesse, de son savoir.

Je m'assis face à eux et je fus saisi par le tableau qu'ils formaient, Polyphème et Tirésias côte à côte, car je venais de comprendre le rôle de ce nouveau venu, étonnamment réunis et complices pour me soumettre à une épreuve que je redoutais instantanément. A leur attitude, à leurs regards, à l'étrange accord tacite dont je sentais confusément la présence encombrante, je compris que j'avais été leur sujet de conversation avant mon arrivée et que j'allais probablement revivre une soirée comme la précédente. C'est le vieux musicien qui a attaqué et, si sa voix profonde et grave semblait pénétrer et envelopper ma conscience avec une certaine bienveillance, les mots frappaient dur, découpaient  la peau, arrachaient  la chair jusqu'à l'os.

A nouveau j'ai senti le froid intérieur m'envahir, se répandre à la vitesse de l'éclair dans mes entrailles et anesthésier mes sens. Par la fenêtre je voyais une armée de flocons se bousculer pour recouvrir le paysage, déjà les trottoirs avaient disparu sous leurs assauts, rapidement la neige effaçait les reliefs, d'abord les bancs puis les voitures, absorbait les rebords de fenêtre, avant de s'attaquer aux immeubles, étage après étage, et de répandre partout le silence, l'oubli et peut-être enfin la paix. Je reportai mon attention sur l'intérieur du club et je vis mon sang s'échapper à gros bouillons chauds pendant que la lame tournait et tournait et tournait et que de mon ventre ouvert sortaient, répugnants, écoeurants, mes boyaux qui s'étalaient sur la table, glissaient sur le sol, inondaient le parquet de leur masse spongieuse, d'un rouge virant au brun sale, dessinant, dans un imbroglio sanguinolent, un entrelacement désordonné de rivières imprégnant les fibres du bois sous ma chaise, sous la table et bientôt sur toute la surface du club.

En disparaissant de ma conscience la voix de Tirésias me ramena à ce qui était peut-être la réalité et je vis son regard exprimer un mélange de curiosité, d'inquiétude et de compassion. Je pris conscience, dans une chronologie confuse, de ma respiration saccadée, des regards échangés par les deux hommes, de ma bière que je n'avais pas touchée, posée sur la table d'une propreté impeccable. Dehors les chromes des voitures brillaient sous la lumière des lampadaires et les passants profitaient de la douceur de cette soirée de printemps.  Je fermai les yeux pour me concentrer sur ma respiration et ramener le calme dans mes entrailles. Lentement j'avais surmonté une nouvelle crise et réussi à vaincre provisoirement la bête qui sommeillait, toujours prête à rugir et me sauter à la gorge.

Les deux hommes m'observaient dans un silence malaisant, ils semblaient rassurés de me voir revenir à un état de conscience à peu près cohérent avec l'idée de passer la soirée à discuter. Après une hésitation Tirésias repris la parole et, cette fois, y alla du personnage qui lui était imparti, oracle, prophète, devin. Sans doute avait-il lu l'avenir dans mes entrailles ? Comme s'il avait deviné son rôle dans mon histoire, son discours se fit sibyllin. Je l'écoutais incrédule me raconter  l'histoire de la crue du Mississippi en 1927, les inondations, les populations déplacées, fuyant la misère et la mort qui vers le sud et la Louisianne, qui vers le nord et Chicago ou Minneapolis. Il savait que je connaissais cette histoire et il me fallut du temps pour comprendre où il voulait m'emmener.

Le filigrane m'apparaissait maintenant clairement. Fuis le sud, le Delta, la Louisiane. Ne glisse pas dans l'ombre moite des ailes envoutantes du vaudou. Il y a là-bas trop de croyances et de magie noire, trop de dieux, d'esprits et de démons. Trop de fantômes surtout, tu n'y survivrais pas.  Sous l'Oeil approbateur de Polyphème je décryptais maintenant la prophétie. Comme envouté par Mawu ou Papa Legba, à moins qu'il n'ait abusé de la musique de Dr John, mon oracle m'exhortait à rassembler les fantômes que je trainais avec moi, tourner le dos aux démons et rouler vers le nord.

A suivre...

 

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Till