mercredi 30 décembre 2020

Baster en Amérique Ep. 04 - Oblivians - Popular Favorites [1996]

 


Baster en Amérique, épisode 4.

All the clocks have stopped in Memphis...

Je crois que ma première perception a été l'odeur, ce mélange intime et vaguement écœurant d'humidité, de vase, de végétaux en putréfaction, ce remugle un peu poisseux qui flottait dans l'air de façon entêtante et de plus en plus prononcée à mesure que la Dodge et moi avancions dans cette nuit si particulière qui nous avait vu croiser fantômes et démons plus que de raison, si toutefois la raison peut avoir son mot à dire dans ce cloaque d'expériences peut-être romanesques aux yeux de l'auteur mais singulièrement éprouvantes pour deux âmes errantes, l'une purement mécanique à la patience et l’opiniâtreté en apparence indestructibles, l'autre entièrement organique, mélange hasardeux sinon aléatoire de carbone et d'eau, dont la résilience, soumise à rude épreuve, semblait proche de s’effondrer d'un jour à l'autre.

Fantômes et démons nous avaient poursuivis bien après que nous ayons quitté Tupelo la maudite - cesseraient-ils un jour de nous poursuivre ? - et avaient fini par prendre une forme incarnée au détour d'un croisement de routes où la froideur de la nuit avait, comme à dessein, condensé l'humidité ambiante en nappes de brouillard qui étiraient, au hasard des champs et des chemins, lambeaux étiolés et déchirures effilochées dont surgit sous mon nez la silhouette monochrome, surmontée de ce qui semblait être un chapeau, portant accrochée à son dos la forme reconnaissable d'une guitare, qui traversa le carrefour d'une nappe de brouillard à la suivante sans me prêter la moindre attention.

Tout droit sortie d'une autre mythologie, la silhouette, merveilleusement reconnaissable en ce qu'elle se superposait à la perfection avec l'image issue du vieux fantasme qui hantait des décennies de musiciens ressassant sans cesse l'histoire de ce Faust à la sauce blues, laissait derrière elle cette forte odeur de soufre qui me fit penser simultanément que le fantôme-fantasme venait à l'instant de consommer sa rencontre avec le Diable et que la puissance de mon hallucination, malgré la pathétique complicité de mon cerveau, ne suffisait pas à installer en moi la peur.

Je laissais passer quelques prudentes minutes avant de lancer la Dodge au travers des lambeaux de brume vers notre destin incertain mais je n'avais pas eu peur non, du moins pas cette peur qui s'empare du corps et rend muscles nerfs et peau incontrôlables de tremblements fébriles. Pas plus cette peur qui, au contraire, fige les membres et rend le cerveau inapte à commander le moindre mouvement salutaire au point d'en faire une proie privilégiée pour le danger qui guette. Pas non plus cette peur irraisonnée, sans autre fondement que le grand Inconnu qui m'attendait et me trouverai un jour ou l'autre au détour du chemin, que j'ai ressentie plus loin sur la route, en entendant le chant des Sirènes.

[Ah ah ah, un héros antique Baster, je te l'avais dit, un héros antique]

Je n'étais pas attaché au mât de mon bateau pour échapper à leur enchantement, juste lié au fil ténu de cette histoire, sans moyen d'influer sur sa trajectoire. Pas de Circé pour me mettre en garde, pas de marins pour resserrer mes liens, juste une vieille voiture courageuse que je garai peureusement sur le bas-côté nocturne, attendant que s'abatte la sentence, secoué de tremblements et transpirant abondamment dans la froideur de la nuit à mesure que le chant s'approchait, semblant sonner le glas de ma fuite en avant, de mes espoirs de rédemption et de paix intérieure. Je me raidis dans mes vêtements trempés de sueur à l'approche des Sirènes et les deux voitures de patrouille m'ont dépassé, fonçant dans la nuit profonde, emportant leur chant vers d'autres proies plus à même d'assouvir leur appétit.

J'ai éclaté d'un rire froid et sans joie, d'un rire qui se brisa en éclats amers au contact de l'absurdité de ma situation et du cynisme abyssal de celui qui tirait les ficelles de mon destin, d'un rire quasiment inextinguible dont les soubresauts se mêlèrent aux spasmes de mes sueurs froides, consommant presque les dernières particules de chaleur qui me retenaient dans la réalité charnelle de mon personnage.

Non, finalement l'odeur est venue après. En réalité ma première perception a été le bruit, ce grondement ininterrompu, une fois les Sirènes disparues et mon rire éteint, qui envahissait le silence de cette nuit froide, ou plutôt qui bannissait l'idée même de silence, le genre de brouhaha obsédant qui se fait oublier et ne révèle finalement sa présence que lorsqu'il s'arrête mais celui-ci ne s'arrête jamais, ne s'est jamais arrêté et ne s'arrêtera certainement jamais, il était là avant que quiconque puisse le percevoir et il sera encore là bien après que quelqu'un soit là pour l'entendre, ce son sourd qui pénétrait la moindre anfractuosité de mon cerveau comme une vague envahirait de ses molécules d'écume la porosité d'un rocher, rejetant très loin dans les souvenirs les notions de calme et de repos et remplissant par la même occasion le vide angoissant de mes pensées.

L'odeur est venue après la perception de ce roulement puissant et invincible, capable de tout emporter sur son passage, terre, roche, êtres vivants, futurs alluvions inconscients de rouler inexorablement vers le delta qui mêlera leur destin à celui d'autres alluvions anciens. Inassouvi et capricieux, le Mississippi dressait sur ma route l'immense balafre qui coupait ce pays en deux comme si un Titan avait, de la pointe de son glaive géant, tracé une ligne à l'échelle de sa démesure, peut-être délimitant bêtement son territoire guerrier, peut-être traçant hâtivement l'esquisse du grand dessein cosmique qui devait conduire un jour un privé errant au volant d'une vieille bagnole américaine à croiser le sillon laisser par son glaive.

La Dodge attendait patiemment ma décision. Quelques respirations plus tard, idées, envies, renoncements se bousculant dans ma tête dans ce semblant de Big Bang que l'on appelle réflexion, je pris une décision, purement pour la forme puisque la suite était déjà écrite par  un autre et frappée du sceau de son cynisme sans limite. Au terme d'une profonde inspiration de cet air aux relents de vase qui n'avait que faire des vitres fermées, je lançai à nouveau la voiture sur la route qui déroulait sans émotion le film de notre histoire. A quelques miles de là, Memphis nous attendait. Peut-être.



A suivre...

01. Christina
02. Trouble
03. The Leather
04. Guitar Shop Asshole
05. Hey Mama, Look At Sis
06. Part Of Your Plan
07. Do The Milkshake
08. Strong Come On
09. She's A Hole
10. Bad Man
11. He's Your Man
12. Drill
13. Your Better Behave
14. Pinstripe Willie
15. You Fucked Me Up, You Put Me Down
16. Emergency

Line-up :
Greg Oblivian (AKA Greg Cartwright) : Guitar, Drums, Vocals
Eric Oblivian (AKA Eric Friedl) : Guitar, Drums, Vocals
Jack Oblivian (AKA Jack Yarber) : Guitar, Drums, Vocals

 

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Till

lundi 24 août 2020

Baster en Amérique Ep. 03 - Dan Sartain - Lives [2010]

https://pixeldrain.com/u/7nxLc77M


Baster en Amérique, épisode 3.


The first born is dead.

J'ai senti l'inflexion irrémédiable, bien que pas nécessairement définitive même si rétrospectivement je sais alors qu'à ce moment-là je ne pouvais qu'imaginer vers quoi cette inflexion me conduisait, que prenait mon voyage, en suivant la route qui s'orientait ostensiblement vers le nord-ouest au moment de traverser Birmingham (AL), premier contact depuis mon départ avec la densité d'une ville, dont j’apercevais les forêts de toits des ensembles pavillonnaires, tout en longeant quelques tours downtown surmontées de cette lumière étrange, voile brumeux et grisâtre, comme accroché à leur sommet, typique des concentrations urbaines modernes et provenant probablement des usines qui entouraient la ville, témoignant de son passé industriel, lumière qui donnait au tableau une atmosphère si peu accueillante mais paradoxalement rassurante pour un citadin qui venait de passer de longues journées de désert végétal avec pour seuls compagnons de voyage une Dodge en bout de course, de rares vols d'échassiers et, au gré de quelques haltes de ravitaillement obligatoires, une conversation plus ou moins chaleureuse dans des stations-services et diners de bord de route.

Je repris mon souffle après cette phrase interminable en me remémorant mes derniers jours de route. Je savais d'où je venais et je commençais à comprendre vers quoi cette route m'emmenait. Je repensais à cette famille et à leur accueil, à ce gamin intrigué par ma dégaine et mon antique bagnole, à la chaleur et la gentillesse dont ils avaient fait preuve spontanément, à la douceur et à cette sensation qui ressemblait à du bien-être - c'est le mot  qui me vient à l'heure d'écrire même s’il me paraît saugrenu en repensant à mon état d'alors - qu'ils avaient instillé en moi sans probablement en avoir conscience, et cette douceur et ce semblant de bien-être  avaient petit à petit provoqué en moi un changement radical, comme si le vrai but de mon voyage commençait lentement à m'apparaitre, à prendre une forme cohérente et rationnelle dans mon esprit. Jour après jour je me sentais de plus en plus capable de penser aux fantômes que je fuyais,  capable de matérialiser des souvenirs qui me liaient à eux avec l'espoir qu'un jour pas si lointain je pourrai arrêter de les fuir pour, au contraire, les accepter et vivre avec eux.

[Sérieusement Baster, tu t'imagines réellement que je vais te laisser orienter l'histoire à ta guise et rouler tranquillement vers la rédemption et la paix intérieure comme un héros hollywoodien à l'ancienne, que je vais te regarder poursuivre ta route tranquille sans semer de nouvelles embûches sur ton chemin ? Je ne te pensais pas aussi naïf, je ne t'ai pas créé aussi naïf. Non rien ne sera simple et tu ne sais pas où cette route te mène. Non, quand j'imagine la suite de ton aventure je n'envisage pas la paix, le repos, le bonheur, je pense plutôt à des mots comme périls, Odyssée, Chemin de croix, je te vois, et je suis sûr que ça va te flatter, comme un héros antique bravant mille dangers surnaturels pour atteindre le but que les Dieux lui ont fixé]

Je traversais le pays de William Faulkner, j'empruntais les routes de Robert Penn Warren mais je ne reconnaissais rien, le sud qu’ils avaient écrit n'existait plus, rattrapé par l'histoire, par la modernité, et peut-être par l'évidence de sa propre fin. Certes les Thomas Sutpen étaient devenus encore plus cruels, les Willie Stark toujours plus cyniques mais le sud que je découvrais n'était plus celui que j'avais imaginé, rêvé, fantasmé, cette sorte de vision romantique et fréquentable de la bête immonde qui allait, qui devait, qui aurait dû, m'engloutir et me dévorer, chair, sang, boyaux, ne rejetant que des os bien nettoyés qui n'auraient plus laissé que quelques bribes de viande à de pauvres charognards dans leur frugale désolation, avant qu'ils ne blanchissent, carcasse atroce, sous les coups de boutoir de ce soleil qui avait fait pousser, croître et engraisser les champs de coton et les familles de planteurs dont la déchéance était écrite dès la naissance par la transmission de gênes résolument récessifs, arrogance, mépris et cruauté, qui les avaient forgées pour ensuite les emporter dans le néant. Non le sud de mes lectures n'existait plus et peut-être Jack Burden ne s'était-il jamais réconcilié avec ses propres démons.

J'ai garé la voiture, qui sembla pousser un soupir de soulagement parce qu'elle n'imaginait pas vers quelle Charybde et jusqu'à quelle Scylla elle allait encore m'accompagner, 135 miles après les tours de Birmingham (AL), dans le centre d'une petite ville dont la trame orthogonale des rues ne l'aurait pas distinguée d'une autre ville si je n'avais été frappé par la chaleur qui y régnait malgré l'heure tardive. Il faisait nuit depuis plusieurs heures et pourtant la température était loin d'avoir baissé comme les autres jours où, malgré le soleil qui martelait à longueur de journées, les soirées étaient étonnamment fraîches.

Ici tout semblait subir l'étau de cette chaleur orageuse, jusqu'au tissu des vêtements qui vibrionnait de la tension qui saturait l'air, aux cheveux polarisés par l'électricité statique ambiante, aux poussières qui s'aggloméraient sur le plexiglas des rares devantures de magasins encore ouverts. L'orage allait éclater et il était évident, sans que je puisse l'expliquer de façon rationnelle, car peut-être que la raison n'avait rien à voir avec ce phénomène, peut-être que j'étais arrivé sans le savoir dans le royaume de l'irrationnel qu'un ancien roi surveillait de son œil illustre ou maudit ou peut-être bienveillant, il était évident que soir après soir cet orage rejouait la même scène depuis des années, des décennies, que les mêmes éclairs déchiraient le même ciel, que le même tonnerre grondait des mêmes basses et que se déroulait encore et toujours la même tragédie, à la fois fin et commencement, naissance et mort si intimement entremêlées qu’elles en modifieraient le cours de l'histoire de cette ville, de ce pays et sûrement de ce roi pas encore couronné.

Les gens dans les rues, badauds nocturnes dont les visages, éclairés intermittement autant par les dernières enseignes que par l'électrisation des molécules d'air, n'exprimaient pas la moindre surprise comme si tout ceci faisait partie de leur quotidien, de leurs habitudes, peut-être de leur histoire, ne semblaient même pas remarquer les décharges électriques qui striaient l'air du soir, révélant dans la lumière bleue surnaturelle, le halo de quelques fantômes fantasmés qui semblaient hanter cette ville depuis des lustres et qui paraissaient être les véritables maîtres des lieux, ceux qui avaient fait cette ville, porter son nom à la connaissance du monde extérieur, tenant au bout de leurs bras spectraux son histoire et sa réputation, lui évitant de retourner à l'anonymat d'autrefois, de ce temps qui avait précédé la naissance d'un roi.

C'était trop de fantômes qui cherchaient le repos, j'avais suffisamment à faire avec ceux que je trainais comme un boulet, trop de démons qui hantaient les nuits de cette petite ville. J'ai fui les éclairs et l'électricité de l'air, j'ai fui cette ville et ses mythes d'enfant mort-né un soir d'orage, de son roi porté au pinacle puis déchu puis mort avant de devenir immortel, j'ai fui des fantômes trop lourds à porter, je suis remonté dans la Dodge courageuse, finalement plus courageuse que moi, et j'ai quitté la ville, tourné le dos à Tupelo.

A suivre...



01. Those Thoughts
02. Doin' Anything I Say
03. Bohemian Grove
04. Prayin' For A Miracle
05. Walk Among The Cobras IV
06. Atheist Funeral
07. Ruby Carol
08. Bad Things Will Happen
09. Voo-doo
10. Whatcha Gonna Do?
11. I Don't Wanna Go To The Party
12. Yes Men
13. Touch Me
14. Atheist Funeral (Home version)
15. Bohemian Grove (Alternative Toe-Rag Version)

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Till

samedi 23 mai 2020

Baster en Amérique Ep. 02 - Parker Millsap - The Very Last Day [2016]





Baster en Amérique, épisode 2.

Depuis mon départ, si l'on exceptait des escadrilles d'oiseaux migrateurs, échassiers à l'organisation quasi-parfaite dont le vol en forme de flèche pointée vers le nord semblait vouloir me détourner de mon but sans que je fusse capable de comprendre pourquoi, les seuls êtres vivants que j'avais rencontrés remplissaient mon réservoir dans les rares stations-service qui jalonnaient ma route. Ils me vendaient quelques gallons contre une poignée de dollars, nous échangions quelques phrases superficielles qui me rassuraient sur ma capacité à parler de la pluie et du beau temps avec d'autres êtres humains, me servaient un café qui n'était ni meilleur que le précédent ni pire que le suivant et j'engloutissais, avec appétit mais sans analyse critique, un repas rapide qui me permettrait de tenir jusqu'à la prochaine escale. Ma douche quotidienne en échange d'un dollar et je pouvais reprendre ma route vers l'ouest, toujours l'ouest.

Ainsi avançait mon voyage, jour après jour, mile après mile au rythme tranquille des stations-service et diners aussi fréquentés que les plus belles oasis sahariennes. From station to station, mais avec suffisamment d'auto-dérision pour ne pas voir un chemin de croix allégorique, aussi emphatique que ridicule, dans ce périple aux embûches bien légères qui semblait plutôt tourner à la promenade bucolique sur cette route bordée des paysages les plus verdoyants qu'on puisse imaginer quand on débarque de son bureau gris et miteux au fond d'une impasse pluvieuse.

Si je raconte que dans ces états du sud, les pompistes sont très majoritairement noirs - la traduction anglo-saxonne de ce texte, si elle existait, dirait probablement des afro-américains conformément au Code de la Bien-pensance et du Politiquement Correct en vigueur - je ne pense pas surprendre grand monde. Celui de la station où je venais de m'arrêter ne faisait pas exception à cette règle tacite. Ce qui le rendait remarquable par contre c'était le contraste saisissant qu'il dégageait comme s'il représentait la quintessence de l'attirance des contraires ou, métaphoriquement, l'un des nombreux paradoxes, attisant et étonnant sans cesse la curiosité du voyageur qui se croyait naïvement revenu de tout, de ce pays capable d'engendrer tout à la fois les fêtes délirantes de Gatsby et les années de misère de Bandini.

D'une taille aussi impressionnante que sa carrure, il était ce qu'il est convenu d'appeler une force de la nature, une montagne, un colosse qui croisait ma route, comme si, par quelque obscure distorsion de la mythologie, un Titan, dans toute sa puissance tranquille, interférait dans mon Odyssée, au demeurant suffisamment paisible pour me rappeler avec une cruelle opiniâtreté que je n'étais ni Homère ni Joyce, loin s'en faut. Ce géant se tenait devant moi, à remplir mon réservoir dans sa tenue réglementaire prête à céder au moindre mouvement trop brusque de ses épaules et j'observais à la dérobée son front énorme surmonté d'un impressionnant crâne chauve, sa mâchoire puissante, en parfaite harmonie avec le volume de ses bras qui vous incitait à être entièrement d'accord avec lui dès qu'il émettait un avis.

Physiquement, tout en lui disait la force et la puissance, la brute à l'état pur, et pourtant tout ceci était fermement contredit par la précision et la délicatesse de ses gestes, par la douceur de son regard, le calme de sa voix et un sourire qui, à lui seul, suffisait pour comprendre que son physique herculéen lui permettait d'afficher toute la gentillesse du monde sans que quiconque ait l'idée de lui chercher des noises. Son empathie l'incita à m'interroger sur mon voyage et l’intérêt manifeste qu'il semblait y porter me poussa à entrer dans la discussion et répondre à ses questions. Si j'étais capable de lui raconter le début de mon périple, bien qu'en restant assez vague sur les motivations qui m'avaient poussé à l'entreprendre, la suite était plus obscure, n'étant moi-même pas très sûr de l'objectif que je poursuivais.

Tout en discutant avec lui, ma première vraie conversation depuis plusieurs jours, je détaillais la construction en second-plan qui regroupait l'atelier, le diner et sa maison, formant un ensemble blanc sale qui se détachait sur l'omniprésente verdure des collines. Le style rural Midwest avait pleinement sévit, la façade en clins à la peinture défraîchie, la couverture en bardeaux et le vague effort pour donner un style néo-classique à l'entrée, certainement plus par habitude que par réelle volonté architecturale, rien de tout cela ne la différenciait du commun des constructions que j'apercevais de temps à autre à quelque distance de la route.

Sur les marches en bois qui menaient au diner, en short et t-shirt malgré la pluie fine qui continuait de mettre à rude épreuve les planches de la façade, un gamin d'une dizaine d'années, que je considérai aussitôt comme le fils du pompiste, observait avec un subtil mélange de curiosité, de fascination et d'amusement, l'étrange étranger qui, le temps d'un plein d'essence et d'un repas, venait rompre la monotonie d'une journée probablement guère différente des précédentes. A son regard je compris qu'il était intrigué par le piteux état de la vieille Dodge, se demandant sûrement comment cet étranger pouvait envisager un trajet aussi long sur une route aussi déserte au volant de cette antiquité en laquelle j'avais moi-même une confiance très limitée.

Ou peut-être pensait-il que ma voiture apporterait du boulot à son père car, en m'approchant de l'entrée, j'aperçus par la porte ouverte l'intérieur de l'atelier, les râteliers d'outils plus ou moins bien rangés, des bidons d'huile, une fosse de garage et, au fond, une voiture capot ouvert, certainement en attente d'une réparation. Outre la station-service, sans doute mon hôte pour gagner sa vie, réparait-il les véhicules des rares habitants du coin qui ne devaient pas se bousculer pour utiliser ses talents de mécanicien.

Ça et le restaurant dans lequel je pénétrai en saluant le gamin et dont le décor se distinguait  à peine de ceux que j'avais connu jusque-là. A l'heure où je me pointais le diner était désert, n'était-ce la présence d'une femme derrière le comptoir, probablement la mère du gamin, occupée à ranger des verres. A part ça le silence n'était troublé que par le son de la radio qui devait faire office de compagnie pendant les longues heures de l'après-midi où aucun client ne pointait le bout de son chapeau.

Heaven Sent. Comme un pied de nez à l'enfer qui m'était promis au départ, un rockeur local balançait une ballade à la Springsteen, belle et triste comme il se doit, qui me servit de convive le temps d'un repas banal, l'habituelle viande grillée et ses haricots en sauce, agrémenté toutefois d'un sourire et de quelques mots sympathiques de la femme. Elle semblait, à l'image de son mari, capable d'une gentillesse hors du commun. Son accueil était chaleureux, sa tarte délicieuse et cette chaleur contrastait agréablement avec le froid intérieur que je portais en moi. J'aurai peut-être dû côtoyer plus longtemps cette famille qui semblait avoir la faculté de panser les blessures intérieures sans même les évoquer et de remplir le vide qui me dévorait la tête depuis des mois.

Mais je ne suis pas resté, tout juste avais-je fait trainer le café, profitant de leur gentillesse. L'homme, qui nous avait rejoint à l'intérieur, expliquait à sa femme d'où je venais et elle sembla montrer le même intérêt que lui pour mon voyage, intérêt qui ne laissait de me surprendre de la part de parfaits inconnus. Un relent de cynisme me fit penser que le peu de gens qu'ils rencontraient à longueur d'année les poussaient très certainement à se passionner pour le moindre évènement, surtout quand il est aussi inattendu que le passage d'un étranger au but incertain, mais le fond d'humanité que leur chaleur avait éveillé en moi, envoya le cynisme dans les cordes pour quelques temps.

Je repris donc la route de l'ouest dans la vieille Dodge, les laissant sur un sourire et un signe de la main à l'intention du gamin qui, je le voyais dans le rétroviseur, ne quitta des yeux la voiture que lorsqu'elle eut complètement disparu de son horizon. Je roulais depuis à peine deux heures lorsque je fus rattrapé par l'obscurité et une lune de printemps, ronde et argentée qui, par contraste, transforma les paysages environnants en masses noires fantomatiques sans que pourtant je n'en ressente la moindre menace.

Malgré la pluie persistante, je me sentais d'une humeur presque enjouée, étrangement plus apaisé que lors des derniers jours passés sur la route. Sans doute ce bout de journée en compagnie de cette famille, qui distillait sa chaleur sans contrepartie, y était pour beaucoup, allumant une lueur d'espoir de réconciliation avec mes fantômes. Peut-être ressentais-je simplement les prémices de l'effet salvateur que j'espérais de ce voyage entrepris comme un exutoire, une thérapie, en direction d'une ville qui n'était au final qu'un subterfuge, un prétexte bidon pour fuir la réalité.

Quoi que ce fut, c'était le premier signe positif entrevu depuis le départ et il m'encourageait à poursuivre, en espérant pouvoir compter encore un peu sur la vieille bagnole qui semblait se prendre au jeu du voyage cathartique, comme si elle-même tentait d'oublier un passé douloureux. La suite immédiate était facile à envisager, il me suffisait, et c'était tout à fait dans mes cordes, de suivre la direction obstinément rectiligne de la route, maintenant parsemée, et c'était du plus bel effet, des reflets d'argent de la lune sur l'asphalte mouillé.

A suivre...

01 - Hades Pleads    
02 - Pining    
03 - Morning Blues    
04 - Heaven Sent    
05 - The Very Last Day    
06 - Hands Up    
07 - Jealous Sun    
08 - Wherever You Are    
09 - You Gotta Move (Written By Fred McDowell, Gary Davis)
10 - A Little Fire    
11 - Tribulation Hymn

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Till

mardi 28 avril 2020

Baster en Amérique Ep. 01 - Vic Chesnutt - Drunk [1993]

https://pixeldrain.com/u/pfQZZKxG

 Baster en Amérique, épisode 1.

Squaresville. Si tu décides de t'y rendre - mais on ne choisit pas réellement de s'y rendre, on y va quand on n'a vraiment plus le choix, en dernier recours, comme un acte désespéré, un baroud d'honneur, une fuite en avant - il faut sortir de la ville et prendre la grande route qui file vers l'ouest. Go west young man, go west. C'était une belle route autrefois, lisse comme un billard, la ligne jaune centrale aussi rutilante que les bandes blanches latérales qui t'éloignent et te protègent psychologiquement des cailloux, du sable et des buissons épineux. Autrefois.

Aujourd'hui, la seule chose qu'elle ait en commun avec son passé plus ou moins glorieux c'est qu'elle reste droite comme un I, d'une linéarité vertigineuse, presque effrayante, un ruban d'asphalte noire à perte de vue, sur des kilomètres interminables. Ou des miles si l'on préfère la version originale. Pour aller à Squaresville c'est tout droit, toujours tout droit, sans un écart, sans un virage. Comme un symbole, une allégorie, une métaphore de la bien-pensance, pour aller à Squaresville tu files droit, le moindre écart et c'est la sortie de route au-delà des bandes blanches qu'on devine encore ici et là, la mise au ban, à l'index auquel tu n'aurais qu'un majeur dérisoire à opposer.

Je suis sorti de la ville et j'ai pris la route de l'ouest au volant d'une vieille Dodge autrefois rutilante, achetée quelques dollars, qui en valait probablement deux fois moins et qui, si elle avait pu parler comme dans quelque conte moral étrange, m'aurait à coup sûr supplié de faire demi-tour et de tourner le dos à cette route sans fin. Mais la vieille bagnole ne parlait pas, seule sa suspension douteuse, ou simplement usée et d'un autre temps, trahissait son désarroi à l'approche de l'épreuve qui l'attendait, sursautant déjà aux premiers cahots de cette route maintenant parsemée de nids de poule et d'ornières, jonchée d'herbes folles séchées, poussées là par le vent.

Le vent. En parcourant les kilomètres, qui défilaient comme dans un ralenti de Sam Peckinpah, je faisais l'expérience des nuages de poussières et de sable transportés par un Chinook pourtant plus guère de saison mais encore suffisamment virulent pour courber les arbres les plus frêles qui bordaient mon chemin. Tout se passait comme si les éléments déchaînés, la route usée, la vieille caisse aux amortisseurs déglingués, toutes ces choses réunies et complices tentaient de me faire renoncer à ce voyage, essayaient de m'impressionner et se foutaient de moi en me promettant l'enfer sur la route 666. Mais j'étais devenu difficile à impressionner, les fantômes que je fuyais me hantaient bien plus intensément que ne saurait le faire ce trajet, si périlleux soit-il. J'avais pour moi l'insouciance, ou l'inconscience aurait probablement objecté un observateur extérieur, de celui qui va tout droit vers son destin sans jamais remettre en cause le chemin à suivre.

Au volant de cette vieille américaine je me prenais pour Sal Paradise et je me voyais, libre, insouciant et présomptueux, rouler des jours durant sur cette route empoussiérée, pour rejoindre au bout d'un voyage initiatique un improbable Dean Moriarty, sans me demander une seule seconde ce que ce dernier pouvait bien foutre à Squaresville la conformiste, tout ce que Dean détestait. Mais il en est de cette histoire comme des rêves, qui se soucient bien peu de la véracité et de la crédibilité de ce qu'il racontent, préférant parsemer les chemins labyrinthiques du cerveau de symboles obscurs et sibyllins comme si leur seule fonction était de servir de rabatteur à d'obscurs psychanalystes en mal de patients.

En guise de thérapie, celle que je me prodiguais à moi-même, médecine douce mais à très fortes doses, j'emportais toujours avec moi la musique, d'autres fantômes qui m'accompagnaient fidèlement et me réchauffaient le cœur sans jamais faiblir, quel que soit l'état de délabrement dans lequel cette foutue inclination - on appréciera la litote - à l'auto-destruction me plongeait un peu plus chaque jour. Sur ce trajet à la monotonie déprimante je vivais la musique comme une transe et dans cette demi-conscience s'épanouissaient, avec la vivacité d'une mauvaise herbe, la nostalgie et les souvenirs, comme des poisons prompts à me ramener vers ce que je fuyais.

Je ne comptais plus les jours depuis que je roulais tout droit vers mon destin et, dans ma transe, je revoyais Athens, maintenant très loin derrière moi, me demandant encore ce qui m'avait poussé à partir et prendre cette route sans fin au volant d'une antiquité. Pied-de-nez à l'histoire, j'avais quitté Athens mais les ruines étaient dans ma tête ah ah. Au moins mon nouveau statut d'épave au volant d'une épave m'avait-il laissé un semblant d'humour même s'il était plus raisonnable que je n'en fasse profiter personne. Athens s'enfuyait loin de moi, s'enterrait dans mes souvenirs, l'image s'effaçait mais il m'en restait le son qui rythmait ma route.

Reprenant conscience de mon environnement après des kilomètres de conduite robotique, largement encouragée par la boite automatique de rigueur et la rectitude effrayante de la route, je m'aperçus que la plaine, jusqu'ici couverte de champs où coton et tabac se disputaient la prééminence, paysage d'une platitude infinie à me faire douter de la rotondité de la terre, cédait petit à petit la place à des collines verdoyantes, couvertes d'une végétation sauvage, luxuriante, faite de forêts de résineux et d'autres essences dont j'ignorerai toujours les noms. J'imaginais les feuillages jaunes, rouille, rouges enflammant le panorama d'un intense brasier de couleurs si j'avais fait le trajet en automne, mais en ce printemps naissant le vert était partout.

La météo allait de paire avec les paysages, le soleil qui m'accompagnait depuis mon départ se voilait maintenant d'une forêt de nuages, les cirrus, annonciateurs de dépression, cédant peu à peu la place aux cumulo-nimbus dont les formes impressionnantes montaient plus haut que je ne pouvais l'imaginer et qui, à cour sûr, allaient sans tarder cracher leurs pluies torrentielles et peut-être inonder ma route, justifiant s'il en était besoin l'omniprésence du vert dans le paysage. J'y voyais le signe certain que mon voyage  progressait et que j'avançais lentement mais sûrement vers mon soi-disant but. Seule au loin, très loin encore, la barrière infranchissable des Rocheuses me narguait, tant elle s'obstinait à rester invisible, figurant un mur dans lequel je semblais foncer tout droit sans savoir si jamais je l'atteindrai.

A suivre...


01. Sleeping man
02. Bourgeois and biblical
03. One of many
04. Supernatural
05. When I ran off and left her
06. Dodge
07. Gluefoot
08. Drunk
09. Naughty fatalist
10. Super tuesday
11. Sleeping man (Syd version)
12. Kick my ass

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Till