samedi 23 mai 2020

Baster en Amérique Ep. 02 - Parker Millsap - The Very Last Day [2016]





Baster en Amérique, épisode 2.

Depuis mon départ, si l'on exceptait des escadrilles d'oiseaux migrateurs, échassiers à l'organisation quasi-parfaite dont le vol en forme de flèche pointée vers le nord semblait vouloir me détourner de mon but sans que je fusse capable de comprendre pourquoi, les seuls êtres vivants que j'avais rencontrés remplissaient mon réservoir dans les rares stations-service qui jalonnaient ma route. Ils me vendaient quelques gallons contre une poignée de dollars, nous échangions quelques phrases superficielles qui me rassuraient sur ma capacité à parler de la pluie et du beau temps avec d'autres êtres humains, me servaient un café qui n'était ni meilleur que le précédent ni pire que le suivant et j'engloutissais, avec appétit mais sans analyse critique, un repas rapide qui me permettrait de tenir jusqu'à la prochaine escale. Ma douche quotidienne en échange d'un dollar et je pouvais reprendre ma route vers l'ouest, toujours l'ouest.

Ainsi avançait mon voyage, jour après jour, mile après mile au rythme tranquille des stations-service et diners aussi fréquentés que les plus belles oasis sahariennes. From station to station, mais avec suffisamment d'auto-dérision pour ne pas voir un chemin de croix allégorique, aussi emphatique que ridicule, dans ce périple aux embûches bien légères qui semblait plutôt tourner à la promenade bucolique sur cette route bordée des paysages les plus verdoyants qu'on puisse imaginer quand on débarque de son bureau gris et miteux au fond d'une impasse pluvieuse.

Si je raconte que dans ces états du sud, les pompistes sont très majoritairement noirs - la traduction anglo-saxonne de ce texte, si elle existait, dirait probablement des afro-américains conformément au Code de la Bien-pensance et du Politiquement Correct en vigueur - je ne pense pas surprendre grand monde. Celui de la station où je venais de m'arrêter ne faisait pas exception à cette règle tacite. Ce qui le rendait remarquable par contre c'était le contraste saisissant qu'il dégageait comme s'il représentait la quintessence de l'attirance des contraires ou, métaphoriquement, l'un des nombreux paradoxes, attisant et étonnant sans cesse la curiosité du voyageur qui se croyait naïvement revenu de tout, de ce pays capable d'engendrer tout à la fois les fêtes délirantes de Gatsby et les années de misère de Bandini.

D'une taille aussi impressionnante que sa carrure, il était ce qu'il est convenu d'appeler une force de la nature, une montagne, un colosse qui croisait ma route, comme si, par quelque obscure distorsion de la mythologie, un Titan, dans toute sa puissance tranquille, interférait dans mon Odyssée, au demeurant suffisamment paisible pour me rappeler avec une cruelle opiniâtreté que je n'étais ni Homère ni Joyce, loin s'en faut. Ce géant se tenait devant moi, à remplir mon réservoir dans sa tenue réglementaire prête à céder au moindre mouvement trop brusque de ses épaules et j'observais à la dérobée son front énorme surmonté d'un impressionnant crâne chauve, sa mâchoire puissante, en parfaite harmonie avec le volume de ses bras qui vous incitait à être entièrement d'accord avec lui dès qu'il émettait un avis.

Physiquement, tout en lui disait la force et la puissance, la brute à l'état pur, et pourtant tout ceci était fermement contredit par la précision et la délicatesse de ses gestes, par la douceur de son regard, le calme de sa voix et un sourire qui, à lui seul, suffisait pour comprendre que son physique herculéen lui permettait d'afficher toute la gentillesse du monde sans que quiconque ait l'idée de lui chercher des noises. Son empathie l'incita à m'interroger sur mon voyage et l’intérêt manifeste qu'il semblait y porter me poussa à entrer dans la discussion et répondre à ses questions. Si j'étais capable de lui raconter le début de mon périple, bien qu'en restant assez vague sur les motivations qui m'avaient poussé à l'entreprendre, la suite était plus obscure, n'étant moi-même pas très sûr de l'objectif que je poursuivais.

Tout en discutant avec lui, ma première vraie conversation depuis plusieurs jours, je détaillais la construction en second-plan qui regroupait l'atelier, le diner et sa maison, formant un ensemble blanc sale qui se détachait sur l'omniprésente verdure des collines. Le style rural Midwest avait pleinement sévit, la façade en clins à la peinture défraîchie, la couverture en bardeaux et le vague effort pour donner un style néo-classique à l'entrée, certainement plus par habitude que par réelle volonté architecturale, rien de tout cela ne la différenciait du commun des constructions que j'apercevais de temps à autre à quelque distance de la route.

Sur les marches en bois qui menaient au diner, en short et t-shirt malgré la pluie fine qui continuait de mettre à rude épreuve les planches de la façade, un gamin d'une dizaine d'années, que je considérai aussitôt comme le fils du pompiste, observait avec un subtil mélange de curiosité, de fascination et d'amusement, l'étrange étranger qui, le temps d'un plein d'essence et d'un repas, venait rompre la monotonie d'une journée probablement guère différente des précédentes. A son regard je compris qu'il était intrigué par le piteux état de la vieille Dodge, se demandant sûrement comment cet étranger pouvait envisager un trajet aussi long sur une route aussi déserte au volant de cette antiquité en laquelle j'avais moi-même une confiance très limitée.

Ou peut-être pensait-il que ma voiture apporterait du boulot à son père car, en m'approchant de l'entrée, j'aperçus par la porte ouverte l'intérieur de l'atelier, les râteliers d'outils plus ou moins bien rangés, des bidons d'huile, une fosse de garage et, au fond, une voiture capot ouvert, certainement en attente d'une réparation. Outre la station-service, sans doute mon hôte pour gagner sa vie, réparait-il les véhicules des rares habitants du coin qui ne devaient pas se bousculer pour utiliser ses talents de mécanicien.

Ça et le restaurant dans lequel je pénétrai en saluant le gamin et dont le décor se distinguait  à peine de ceux que j'avais connu jusque-là. A l'heure où je me pointais le diner était désert, n'était-ce la présence d'une femme derrière le comptoir, probablement la mère du gamin, occupée à ranger des verres. A part ça le silence n'était troublé que par le son de la radio qui devait faire office de compagnie pendant les longues heures de l'après-midi où aucun client ne pointait le bout de son chapeau.

Heaven Sent. Comme un pied de nez à l'enfer qui m'était promis au départ, un rockeur local balançait une ballade à la Springsteen, belle et triste comme il se doit, qui me servit de convive le temps d'un repas banal, l'habituelle viande grillée et ses haricots en sauce, agrémenté toutefois d'un sourire et de quelques mots sympathiques de la femme. Elle semblait, à l'image de son mari, capable d'une gentillesse hors du commun. Son accueil était chaleureux, sa tarte délicieuse et cette chaleur contrastait agréablement avec le froid intérieur que je portais en moi. J'aurai peut-être dû côtoyer plus longtemps cette famille qui semblait avoir la faculté de panser les blessures intérieures sans même les évoquer et de remplir le vide qui me dévorait la tête depuis des mois.

Mais je ne suis pas resté, tout juste avais-je fait trainer le café, profitant de leur gentillesse. L'homme, qui nous avait rejoint à l'intérieur, expliquait à sa femme d'où je venais et elle sembla montrer le même intérêt que lui pour mon voyage, intérêt qui ne laissait de me surprendre de la part de parfaits inconnus. Un relent de cynisme me fit penser que le peu de gens qu'ils rencontraient à longueur d'année les poussaient très certainement à se passionner pour le moindre évènement, surtout quand il est aussi inattendu que le passage d'un étranger au but incertain, mais le fond d'humanité que leur chaleur avait éveillé en moi, envoya le cynisme dans les cordes pour quelques temps.

Je repris donc la route de l'ouest dans la vieille Dodge, les laissant sur un sourire et un signe de la main à l'intention du gamin qui, je le voyais dans le rétroviseur, ne quitta des yeux la voiture que lorsqu'elle eut complètement disparu de son horizon. Je roulais depuis à peine deux heures lorsque je fus rattrapé par l'obscurité et une lune de printemps, ronde et argentée qui, par contraste, transforma les paysages environnants en masses noires fantomatiques sans que pourtant je n'en ressente la moindre menace.

Malgré la pluie persistante, je me sentais d'une humeur presque enjouée, étrangement plus apaisé que lors des derniers jours passés sur la route. Sans doute ce bout de journée en compagnie de cette famille, qui distillait sa chaleur sans contrepartie, y était pour beaucoup, allumant une lueur d'espoir de réconciliation avec mes fantômes. Peut-être ressentais-je simplement les prémices de l'effet salvateur que j'espérais de ce voyage entrepris comme un exutoire, une thérapie, en direction d'une ville qui n'était au final qu'un subterfuge, un prétexte bidon pour fuir la réalité.

Quoi que ce fut, c'était le premier signe positif entrevu depuis le départ et il m'encourageait à poursuivre, en espérant pouvoir compter encore un peu sur la vieille bagnole qui semblait se prendre au jeu du voyage cathartique, comme si elle-même tentait d'oublier un passé douloureux. La suite immédiate était facile à envisager, il me suffisait, et c'était tout à fait dans mes cordes, de suivre la direction obstinément rectiligne de la route, maintenant parsemée, et c'était du plus bel effet, des reflets d'argent de la lune sur l'asphalte mouillé.

A suivre...

01 - Hades Pleads    
02 - Pining    
03 - Morning Blues    
04 - Heaven Sent    
05 - The Very Last Day    
06 - Hands Up    
07 - Jealous Sun    
08 - Wherever You Are    
09 - You Gotta Move (Written By Fred McDowell, Gary Davis)
10 - A Little Fire    
11 - Tribulation Hymn

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Till