mardi 28 avril 2020

Baster en Amérique Ep. 01 - Vic Chesnutt - Drunk [1993]

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 Baster en Amérique, épisode 1.

Squaresville. Si tu décides de t'y rendre - mais on ne choisit pas réellement de s'y rendre, on y va quand on n'a vraiment plus le choix, en dernier recours, comme un acte désespéré, un baroud d'honneur, une fuite en avant - il faut sortir de la ville et prendre la grande route qui file vers l'ouest. Go west young man, go west. C'était une belle route autrefois, lisse comme un billard, la ligne jaune centrale aussi rutilante que les bandes blanches latérales qui t'éloignent et te protègent psychologiquement des cailloux, du sable et des buissons épineux. Autrefois.

Aujourd'hui, la seule chose qu'elle ait en commun avec son passé plus ou moins glorieux c'est qu'elle reste droite comme un I, d'une linéarité vertigineuse, presque effrayante, un ruban d'asphalte noire à perte de vue, sur des kilomètres interminables. Ou des miles si l'on préfère la version originale. Pour aller à Squaresville c'est tout droit, toujours tout droit, sans un écart, sans un virage. Comme un symbole, une allégorie, une métaphore de la bien-pensance, pour aller à Squaresville tu files droit, le moindre écart et c'est la sortie de route au-delà des bandes blanches qu'on devine encore ici et là, la mise au ban, à l'index auquel tu n'aurais qu'un majeur dérisoire à opposer.

Je suis sorti de la ville et j'ai pris la route de l'ouest au volant d'une vieille Dodge autrefois rutilante, achetée quelques dollars, qui en valait probablement deux fois moins et qui, si elle avait pu parler comme dans quelque conte moral étrange, m'aurait à coup sûr supplié de faire demi-tour et de tourner le dos à cette route sans fin. Mais la vieille bagnole ne parlait pas, seule sa suspension douteuse, ou simplement usée et d'un autre temps, trahissait son désarroi à l'approche de l'épreuve qui l'attendait, sursautant déjà aux premiers cahots de cette route maintenant parsemée de nids de poule et d'ornières, jonchée d'herbes folles séchées, poussées là par le vent.

Le vent. En parcourant les kilomètres, qui défilaient comme dans un ralenti de Sam Peckinpah, je faisais l'expérience des nuages de poussières et de sable transportés par un Chinook pourtant plus guère de saison mais encore suffisamment virulent pour courber les arbres les plus frêles qui bordaient mon chemin. Tout se passait comme si les éléments déchaînés, la route usée, la vieille caisse aux amortisseurs déglingués, toutes ces choses réunies et complices tentaient de me faire renoncer à ce voyage, essayaient de m'impressionner et se foutaient de moi en me promettant l'enfer sur la route 666. Mais j'étais devenu difficile à impressionner, les fantômes que je fuyais me hantaient bien plus intensément que ne saurait le faire ce trajet, si périlleux soit-il. J'avais pour moi l'insouciance, ou l'inconscience aurait probablement objecté un observateur extérieur, de celui qui va tout droit vers son destin sans jamais remettre en cause le chemin à suivre.

Au volant de cette vieille américaine je me prenais pour Sal Paradise et je me voyais, libre, insouciant et présomptueux, rouler des jours durant sur cette route empoussiérée, pour rejoindre au bout d'un voyage initiatique un improbable Dean Moriarty, sans me demander une seule seconde ce que ce dernier pouvait bien foutre à Squaresville la conformiste, tout ce que Dean détestait. Mais il en est de cette histoire comme des rêves, qui se soucient bien peu de la véracité et de la crédibilité de ce qu'il racontent, préférant parsemer les chemins labyrinthiques du cerveau de symboles obscurs et sibyllins comme si leur seule fonction était de servir de rabatteur à d'obscurs psychanalystes en mal de patients.

En guise de thérapie, celle que je me prodiguais à moi-même, médecine douce mais à très fortes doses, j'emportais toujours avec moi la musique, d'autres fantômes qui m'accompagnaient fidèlement et me réchauffaient le cœur sans jamais faiblir, quel que soit l'état de délabrement dans lequel cette foutue inclination - on appréciera la litote - à l'auto-destruction me plongeait un peu plus chaque jour. Sur ce trajet à la monotonie déprimante je vivais la musique comme une transe et dans cette demi-conscience s'épanouissaient, avec la vivacité d'une mauvaise herbe, la nostalgie et les souvenirs, comme des poisons prompts à me ramener vers ce que je fuyais.

Je ne comptais plus les jours depuis que je roulais tout droit vers mon destin et, dans ma transe, je revoyais Athens, maintenant très loin derrière moi, me demandant encore ce qui m'avait poussé à partir et prendre cette route sans fin au volant d'une antiquité. Pied-de-nez à l'histoire, j'avais quitté Athens mais les ruines étaient dans ma tête ah ah. Au moins mon nouveau statut d'épave au volant d'une épave m'avait-il laissé un semblant d'humour même s'il était plus raisonnable que je n'en fasse profiter personne. Athens s'enfuyait loin de moi, s'enterrait dans mes souvenirs, l'image s'effaçait mais il m'en restait le son qui rythmait ma route.

Reprenant conscience de mon environnement après des kilomètres de conduite robotique, largement encouragée par la boite automatique de rigueur et la rectitude effrayante de la route, je m'aperçus que la plaine, jusqu'ici couverte de champs où coton et tabac se disputaient la prééminence, paysage d'une platitude infinie à me faire douter de la rotondité de la terre, cédait petit à petit la place à des collines verdoyantes, couvertes d'une végétation sauvage, luxuriante, faite de forêts de résineux et d'autres essences dont j'ignorerai toujours les noms. J'imaginais les feuillages jaunes, rouille, rouges enflammant le panorama d'un intense brasier de couleurs si j'avais fait le trajet en automne, mais en ce printemps naissant le vert était partout.

La météo allait de paire avec les paysages, le soleil qui m'accompagnait depuis mon départ se voilait maintenant d'une forêt de nuages, les cirrus, annonciateurs de dépression, cédant peu à peu la place aux cumulo-nimbus dont les formes impressionnantes montaient plus haut que je ne pouvais l'imaginer et qui, à cour sûr, allaient sans tarder cracher leurs pluies torrentielles et peut-être inonder ma route, justifiant s'il en était besoin l'omniprésence du vert dans le paysage. J'y voyais le signe certain que mon voyage  progressait et que j'avançais lentement mais sûrement vers mon soi-disant but. Seule au loin, très loin encore, la barrière infranchissable des Rocheuses me narguait, tant elle s'obstinait à rester invisible, figurant un mur dans lequel je semblais foncer tout droit sans savoir si jamais je l'atteindrai.

A suivre...


01. Sleeping man
02. Bourgeois and biblical
03. One of many
04. Supernatural
05. When I ran off and left her
06. Dodge
07. Gluefoot
08. Drunk
09. Naughty fatalist
10. Super tuesday
11. Sleeping man (Syd version)
12. Kick my ass

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Till