vendredi 15 octobre 2021

Baster en Amérique Ep. 05 - Marc Cohn - Marc Cohn [1991]

 


 Baster en Amérique, épisode 5.

Why don't you mind your own business ?

Ça en devenait difficile à supporter, carrément indécent cette intrusion dans mon inconscient, cette mise à nu des doutes et des angoisses que j'avais pourtant soigneusement refoulés dans une zone obscure de mon cortex et qui auraient dû être à l'abri de cette psychanalyse de comptoir à laquelle me soumettait le type en face de moi. Peut-être étais-je tombé sur un expert dans l'analyse des traumatismes psychiques ? Ou peut-être que le processus de refoulement avait été si peu efficace que finalement je ne masquais mes angoisses qu'à moi-même et qu'avec un peu d'attention on lisait en moi comme dans un livre ouvert ? Quoi qu'il en soit, plus ce type parlait, plus une vieille chanson des années 80 me trottait dans la tête. Occupe-toi de ses affaires...

En arrivant à Memphis, sans vraiment y réfléchir mais comme mu par un instinct dont j'aurais du mal à expliquer l'origine, je m'étais dirigé vers Beale Street et ses clubs, ses bars, ses concerts. C'était la seule rue dont je connaissais le nom, mythique et chargée d'anciennes légendes, probablement à même de mettre sur ma route de nouveaux fantômes puisque, même si j'avais du mal à l'admettre, mon voyage semblait s'articuler autour de la rencontre d'ectoplasmes mémoriels, comme si j'attendais d'eux qu'ils entament le dialogue avec mes propres fantômes intérieurs.

Après avoir posé la Dodge j'avais erré sans but sur les trottoirs de Beale Street, juste pour éprouver l'atmosphère de la rue et la confronter à ce que mon imagination en avait fait. Partout des néons criards vantaient le concert à ne pas rater, la pseudo-star qui allait enflammer la scène, les soirées blues inoubliables, le meilleur club de Memphis et du monde. Ici on aime se croire au centre du monde. Les gens entraient et sortaient des clubs et, par les portes entrouvertes, j'entendais trois accords, des applaudissements, des sifflets, des verres qui s'entrechoquaient. Tu aurais détesté l'obscénité des néons, cette débauche d'électricité, cette célébration artificielle de la musique, sans spontanéité. Juste pour le business.

Au lieu d'entrer j'ai préféré marcher un peu. A part Beale Street interdite aux voitures, dans les rues du centre je ne croisais pas un piéton, comme si le moindre déplacement exigeait de sortir sa bagnole. A quelques blocs au nord, une poignée de tours, regorgeant certainement de banques et autres cabinets d'avocat, gratte-ciels à l'ambition mesurée qui semblaient être posés là plus par tradition nationale que par l'effet d'une politique urbaine visionnaire, dominaient sans mal un downtown plutôt modeste, à l'architecture quelconque où se côtoyaient pêle-mêle, sans logique et sans cohérence, façades en briques, pavés de verre, fausses pierres et bow-windows. Seuls le trolley et ses stations semblaient avoir un style propre et apporter un peu d'unité à la ville.

A l'extrémité ouest de Beale Street, en tendant le cou on pouvait deviner l'extrême pointe de Mud Island, un parc, un peu de verdure, la caution écologique d'une urbanisation sans ambition. Je ne jugeais pas. Je constatais et j'interprétais avec mes idées préconçues, celles qui nous réunissaient parfois autour d'une discussion futile sur la brit-pop, la télé-réalité, les films de vieux. C'est en apercevant Mud Island que j'ai repris conscience de l'odeur omniprésente du Mississipi. Le bruit de la circulation couvrait presque le grondement mais rien ne pouvait masquer les remugles de vase qui m'avaient écœuré la nuit dernière.

Sentant monter la nausée j'avais tourné le dos au fleuve, remonté Beale Street, dépassé les parkings aériens qui préfiguraient de futures constructions, parcouru la rue dans les deux sens et scruté à nouveau l'entrée des clubs. J'avais hésité un long moment devant celle du B.B. King's Blues Club. Attiré par la légende, repoussé par sa récupération mercantile, je n'entrais pas mais je ne m'enfuyais pas non plus. On aurait presque pu me prendre pour un rabatteur à la pêche aux clients si je n'avais pas été froissé et usé par la route. La barbe de plusieurs jours, les cheveux en bataille et la chemise plus fripée que la peau d'un vieux chef indien m'auraient fait recaler pour le job. Sûrement trop rock'n'roll.

J'ignore combien de temps j'étais resté planté là sans me décider à entrer. Je suis sorti de ma rêverie, dans laquelle tu dissertais sur le fait que je ne pouvais rien attendre de l'ambiance de ce club sinon tuer deux heures en m'occupant les neurones pour éviter de trop penser, quand le type m'a abordé avec, déjà, son baratin en action. Les lunettes noires sous le chapeau, son visage buriné de vieux black et le costume impeccable lui donnaient l'allure d'un vieux bluesman revenu de tout, et c'est peut-être ça qui m'a décidé. Je l'ai suivi à l'intérieur, en habitué des lieux il nous a trouvé une table à l'écart de la scène et m'a offert une bière, de la pisse d'âne locale mais l'intention était louable et je ne voulais pas froisser d'entrée un hôte si prévenant. Dans la pénombre du club il a posé ses lunettes noires sur la table et m'a fixé longuement de son unique œil valide.

[Ha ha ah, un seul œil Baster, un seul œil]

Un seul œil oui, mais qui semblait plus affuté que les regards compatissants ou compassés que je croisais habituellement. C'est là qu'a commencé ma séance de psychanalyse, un mot après l'autre, une bière remplaçant la précédente, bercée par les accords de guitare et la voix éraillée d'un bluesman sans souci de célébrité qui donnaient à la scène une coloration onirique. Mon Polyphème, plutôt bienveillant dans l'ensemble bien que sa capacité à lire si facilement en moi m'ait plongé, petit à petit, dans le grand vide intérieur, a rapidement mis le doigt sur les points sensibles, creusé les failles entrouvertes et appuyé sur les endroits les plus douloureux.

D'où je venais, ou j'allais et qu'est-ce que je cherchais dans ce voyage sans but avoué ? Est-ce que j'espérais trouver quelque chose au bout d'une route pavée de hasards et d'hypothétiques rencontres ? Ce n'était ni un voyage touristique ni un parcours initiatique, alors quoi, qu'est-ce que je cherchais ? Une catharsis, un catalyseur ou simplement l'oubli ? Je n'arrivais pas à répondre à ces questions, pas encore. Et lui se contentait de les faire émerger. En bon connaisseur de l'âme humaine, si jamais ce mot avait un sens, il m'incitait juste à essayer de trouver les réponses un jour, au bout de la route ou ailleurs. Et même si plusieurs fois dans la soirée j'ai eu envie de lui gueuler de se mêler de ses propres affaires, j'avais fini par accepter le fait d'avoir à me poser ces questions. C'était un vague progrès qui en appellerait peut-être d'autres, va savoir.

C'est en parlant avec lui tout au long de cette soirée qu'a émergé l'idée de coucher sur le papier tout ce qui me trottait dans la tête et essayer de faire sortir ce que je n'arrivais pas dire. Exactement ce que je t'avais conseillé un jour.

A suivre...

01. Walking In Memphis
02. Ghost Train
03. Silver Thunderbird
04. Dig Down Deep
05. Walk On Water
06. Miles Away
07. Saving The Best For Last
08. Strangers In A Car
09. 29 Ways
10. Perfect Love
11. True Companion

 

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Till