mercredi 30 décembre 2020

Baster en Amérique Ep. 04 - Oblivians - Popular Favorites [1996]

 


Baster en Amérique, épisode 4.

All the clocks have stopped in Memphis...

Je crois que ma première perception a été l'odeur, ce mélange intime et vaguement écœurant d'humidité, de vase, de végétaux en putréfaction, ce remugle un peu poisseux qui flottait dans l'air de façon entêtante et de plus en plus prononcée à mesure que la Dodge et moi avancions dans cette nuit si particulière qui nous avait vu croiser fantômes et démons plus que de raison, si toutefois la raison peut avoir son mot à dire dans ce cloaque d'expériences peut-être romanesques aux yeux de l'auteur mais singulièrement éprouvantes pour deux âmes errantes, l'une purement mécanique à la patience et l’opiniâtreté en apparence indestructibles, l'autre entièrement organique, mélange hasardeux sinon aléatoire de carbone et d'eau, dont la résilience, soumise à rude épreuve, semblait proche de s’effondrer d'un jour à l'autre.

Fantômes et démons nous avaient poursuivis bien après que nous ayons quitté Tupelo la maudite - cesseraient-ils un jour de nous poursuivre ? - et avaient fini par prendre une forme incarnée au détour d'un croisement de routes où la froideur de la nuit avait, comme à dessein, condensé l'humidité ambiante en nappes de brouillard qui étiraient, au hasard des champs et des chemins, lambeaux étiolés et déchirures effilochées dont surgit sous mon nez la silhouette monochrome, surmontée de ce qui semblait être un chapeau, portant accrochée à son dos la forme reconnaissable d'une guitare, qui traversa le carrefour d'une nappe de brouillard à la suivante sans me prêter la moindre attention.

Tout droit sortie d'une autre mythologie, la silhouette, merveilleusement reconnaissable en ce qu'elle se superposait à la perfection avec l'image issue du vieux fantasme qui hantait des décennies de musiciens ressassant sans cesse l'histoire de ce Faust à la sauce blues, laissait derrière elle cette forte odeur de soufre qui me fit penser simultanément que le fantôme-fantasme venait à l'instant de consommer sa rencontre avec le Diable et que la puissance de mon hallucination, malgré la pathétique complicité de mon cerveau, ne suffisait pas à installer en moi la peur.

Je laissais passer quelques prudentes minutes avant de lancer la Dodge au travers des lambeaux de brume vers notre destin incertain mais je n'avais pas eu peur non, du moins pas cette peur qui s'empare du corps et rend muscles nerfs et peau incontrôlables de tremblements fébriles. Pas plus cette peur qui, au contraire, fige les membres et rend le cerveau inapte à commander le moindre mouvement salutaire au point d'en faire une proie privilégiée pour le danger qui guette. Pas non plus cette peur irraisonnée, sans autre fondement que le grand Inconnu qui m'attendait et me trouverai un jour ou l'autre au détour du chemin, que j'ai ressentie plus loin sur la route, en entendant le chant des Sirènes.

[Ah ah ah, un héros antique Baster, je te l'avais dit, un héros antique]

Je n'étais pas attaché au mât de mon bateau pour échapper à leur enchantement, juste lié au fil ténu de cette histoire, sans moyen d'influer sur sa trajectoire. Pas de Circé pour me mettre en garde, pas de marins pour resserrer mes liens, juste une vieille voiture courageuse que je garai peureusement sur le bas-côté nocturne, attendant que s'abatte la sentence, secoué de tremblements et transpirant abondamment dans la froideur de la nuit à mesure que le chant s'approchait, semblant sonner le glas de ma fuite en avant, de mes espoirs de rédemption et de paix intérieure. Je me raidis dans mes vêtements trempés de sueur à l'approche des Sirènes et les deux voitures de patrouille m'ont dépassé, fonçant dans la nuit profonde, emportant leur chant vers d'autres proies plus à même d'assouvir leur appétit.

J'ai éclaté d'un rire froid et sans joie, d'un rire qui se brisa en éclats amers au contact de l'absurdité de ma situation et du cynisme abyssal de celui qui tirait les ficelles de mon destin, d'un rire quasiment inextinguible dont les soubresauts se mêlèrent aux spasmes de mes sueurs froides, consommant presque les dernières particules de chaleur qui me retenaient dans la réalité charnelle de mon personnage.

Non, finalement l'odeur est venue après. En réalité ma première perception a été le bruit, ce grondement ininterrompu, une fois les Sirènes disparues et mon rire éteint, qui envahissait le silence de cette nuit froide, ou plutôt qui bannissait l'idée même de silence, le genre de brouhaha obsédant qui se fait oublier et ne révèle finalement sa présence que lorsqu'il s'arrête mais celui-ci ne s'arrête jamais, ne s'est jamais arrêté et ne s'arrêtera certainement jamais, il était là avant que quiconque puisse le percevoir et il sera encore là bien après que quelqu'un soit là pour l'entendre, ce son sourd qui pénétrait la moindre anfractuosité de mon cerveau comme une vague envahirait de ses molécules d'écume la porosité d'un rocher, rejetant très loin dans les souvenirs les notions de calme et de repos et remplissant par la même occasion le vide angoissant de mes pensées.

L'odeur est venue après la perception de ce roulement puissant et invincible, capable de tout emporter sur son passage, terre, roche, êtres vivants, futurs alluvions inconscients de rouler inexorablement vers le delta qui mêlera leur destin à celui d'autres alluvions anciens. Inassouvi et capricieux, le Mississippi dressait sur ma route l'immense balafre qui coupait ce pays en deux comme si un Titan avait, de la pointe de son glaive géant, tracé une ligne à l'échelle de sa démesure, peut-être délimitant bêtement son territoire guerrier, peut-être traçant hâtivement l'esquisse du grand dessein cosmique qui devait conduire un jour un privé errant au volant d'une vieille bagnole américaine à croiser le sillon laisser par son glaive.

La Dodge attendait patiemment ma décision. Quelques respirations plus tard, idées, envies, renoncements se bousculant dans ma tête dans ce semblant de Big Bang que l'on appelle réflexion, je pris une décision, purement pour la forme puisque la suite était déjà écrite par  un autre et frappée du sceau de son cynisme sans limite. Au terme d'une profonde inspiration de cet air aux relents de vase qui n'avait que faire des vitres fermées, je lançai à nouveau la voiture sur la route qui déroulait sans émotion le film de notre histoire. A quelques miles de là, Memphis nous attendait. Peut-être.



A suivre...

01. Christina
02. Trouble
03. The Leather
04. Guitar Shop Asshole
05. Hey Mama, Look At Sis
06. Part Of Your Plan
07. Do The Milkshake
08. Strong Come On
09. She's A Hole
10. Bad Man
11. He's Your Man
12. Drill
13. Your Better Behave
14. Pinstripe Willie
15. You Fucked Me Up, You Put Me Down
16. Emergency

Line-up :
Greg Oblivian (AKA Greg Cartwright) : Guitar, Drums, Vocals
Eric Oblivian (AKA Eric Friedl) : Guitar, Drums, Vocals
Jack Oblivian (AKA Jack Yarber) : Guitar, Drums, Vocals

 

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Till

2 commentaires:

  1. J'ai hésité entre le commentaire court ''ouah trop cool ton billet'', la reprise (ouais comme une reprise quoi) ''j'ai fini d'écouter le disque et j'ai pas fini ton texte, c'est normal ?'', comme si j'avais déjà lu ça quelque part (...) et puis je me suis décidé à écrire cette phrase dont je décidai au débotté, ça fait beaucoup de dé, qu'elle serait aussi longue que celles qui constituent à elles seules certains de tes paragraphes, et je le sais, c'est un travail de longue haleine que tu couvais et qui éclate aujourd'hui dans l'étape de cette Odyssée, oups la majuscule m'a échappé, faussement ou vraiment rock'n'rollienne, bluesistique, satanique, noire tellement noire mais voilà, les phrases longues ça s'improvise pas et la mienne ne voulant strictement rien dire j'espère que tu t'es bien fait chier à la lire, et surtout dis à Baster que c'est pas parce qu'il roule en Dodge et qu'il a acheté un Trilby - ça t'as pas besoin de le dire j'en suis sûr, je le vois d'ici - qu'il va la ramener et nous faire croire à des trucs, si encore c'était une Bel-Air je veux bien, à condition qu'elle finisse dans la piscine du Tropicana bien sûr, bref, finissez bien l'année tous les deux, commencez bien la suivante et à propos de suivante j'attends la suite, d'ici-là j'aurai peut-être appris moi aussi à faire des phrases longues, c'est vrai qu'il est terrible ce disque des Oublieux, déjà il a chargé vite vu que ouh la honte c'est même pas un 320 et une fois lancé il ne s'arrête plus, contrairement à moi.

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    1. J'avais trouvé un truc infaillible pour limiter les commentaires, je ne postais plus rien, et puis j'ai voulu faire le mariolle à écrire des histoires interminables et voilà que je me retrouve avec des commentaires - bon ok disons un commentaire, faut toujours que j'en rajoute, c'est comme une seconde nature d'en faire trop, comme si plus c'était mieux alors qu'on sait bien que plus c'est juste plus même si on dit qu'abondance de biens ne nuit pas, mais on dit aussi que le mieux est l'ennemi du bien alors vas t'y retrouver dans ce bazar et dans cet aparté - aussi long(s) qu'une journée de Baster et au(x)quel(s) je ne comprends rien même en l'ayant relu 3 fois - ce qui fait donc 4 fois en tout si tu suis - mais ça me fait quand même plaisir de le lire et j'apprécie l'effort, surtout un 31 décembre à 18h33, mais je n'en oublie pas pour autant de te transmettre une réponse de notre ami commun, Baster.
      @EWG
      1. Oui j'ai un trilby, je suis né avec si ça t'intéresse.
      2. Hé ho, tu m'as pris pour le Prince de Bel-Air ou quoi ?

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