jeudi 17 juillet 2014

Bruce Springsteen - The River [1980]



Une enquête de Glen S. Baster

Je n'en croyais pas mes yeux. C'est un truc qui se produit parfois, rarement, dans la vie d'un privé. On repose sa bouteille vide, le dernier mégot fume encore dans le cendrier plein et on s'apprête à se lancer dans une nouvelle enquête crasseuse. Imper miteux, filature foireuse et au bout du bout, une nouvelle cuite avec le pourboire laissé par le client. Et puis un jour, parfois, rarement, ce truc-là. Le rayon de soleil qui vient réchauffer une carrière de privé.

Le rayon de soleil venait juste d'éclairer mon bureau poussiéreux. Et vu l'épaisseur de la porte d'entrée, il fallait qu'il soit sacrément motivé mon rayon de soleil. J'imaginais l'état de la rue à son passage, une éruption volcanique, un tsunami, Dead end street on fire. Tonton Ray en torche humaine. Dévastée la Jubilee Street de Nick Cave. Mon rayon de soleil a refermé la porte pendant que je rangeais précipitamment le fond de scotch sans âge. Le mauvais blend des mauvais jours.

Ceux qui ont suivi mes enquêtes(1), clients(1), criminels(1), imposteurs (1) en tous genres, même l'ignoble Everett, savent que la dernière femme fatale que j'ai croisée sortait d'un disque du Velvet. Avant mon rayon de soleil. J'ai fait ce que j'ai pu pour que mon bureau ressemble à celui de Phil Marlowe. Je rêvais éveillé, j'étais Nicholson, je proposais un fauteuil à Faye Dunaway. Dans un coin de la pièce Tom Waits s'est mis au piano histoire de soigner l'ambiance.

Mon rayon de soleil m'a rapidement ramené sur Terre. "Monsieur Baster on m'a dit que je pouvais vous confier une mission délicate, blah, blah habituel sensé éveiller l'intérêt du privé". Avec un soupir intérieur je me suis préparé pour le dialogue classique. "Qu'est-ce que je peux faire pour vous aider Madame ?"

"A vrai dire, Monsieur Baster, je cherche un homme." Non Baster, ne dis pas ce que tu es en train de penser, ne fais pas ça. "Vous avez frappé à la bonne porte Madame." Baster tu es le dernier des ringards. Va en enfer ! "Et quel homme cherchez-vous ?" me repris-je maladroitement. Mais mon rayon de soleil ne semblait pas avoir remarqué ma réplique lourdingue. Pour toute réponse elle me tendit une photo. "Cet homme." "Sans indiscrétion, risquai-je après un rapide coup d’œil à la photo, pourquoi le cherchez-vous ?". "Disons que...c'est mon genre d'hommes. Grand, brun, costaud, viril. Mon genre d'homme." Son genre d'homme...Imaginez l'opposé de ce pauvre Baster et vous aurez à peu près le portrait de l'homme idéal.

"Vous pensez pouvoir le trouver ?" "C'est comme si c'était fait Madame. Revenez demain, je vous dirai tout." "Demain ? Mais..." "Faites-moi confiance, revenez demain." Ça me laissait un jour pour méditer sur le sort pitoyable des privés. Un rayon de soleil, une enquête qui n'en était pas une, un misérable rendez-vous pour le lendemain. Ouais, j'étais à deux doigts de me lamenter sur mon sort. Alors, comme d'hab, j'ai accompagné ma bouteille de scotch dans la pièce pleine de disques. Cette fois je n'ai pas eu besoin de fouiller, je savais ce que j'allais prendre. Je l'ai pris. Je l'ai écouté toute la nuit. La petite lumière s'est allumée au fond de mon cerveau, en mode bourdon. En mode nostalgie.

Je crois que j'ai fini la bouteille avant le bout de la nuit. Bien avant. J'en ai ouvert une autre. J'ai bu mon scotch. J'ai bu le calice. J'ai bu la nostalgie. Le poison qui coule leeeeeeentement dans les veines, toujours dans le même sens, sans qu'on puisse revenir en arrière. Pas de touche Rewind, au pire la touche Stop. Une larme de scotch noyée dans le chagrin. Cry me a river. Ou un lac. J'ai ouvert une autre bouteille. J'ai bu le scotch. J'ai bu la nostalgie. Jusqu'au bout de la nuit. Jusqu'à ce qu'on soit demain.

Rainy day. Un temps parfait pour une enquête de privé. Un prétexte à sortir l'imperméable usé. Un beau cliché ouais. Un crachin XXL, London calling, un temps à ne pas mettre une femme fatale dehors. La pluie tapait sur les vitres au rythme du batteur fou qui martelait mon cerveau. Migraine XXL, spéciale blend minable. Spéciale nuit blanche.

Les coups sur les vitres se sont amplifiés, se sont étendus à la porte, quelqu'un essayait de défoncer l'entrée de mon bureau. Déformé par la migraine. C'était juste quelques doigts délicats qui demandaient à entrer, qui poussaient la porte, qui étaient là devant moi. Au bout des doigts, mon rayon de soleil. Assis en face de moi. Soudain le crachin avait disparu. Les eaux s'étaient retirées au loin, dégageant un coin de paradis. Get down Moses.

Silence pesant. Elle a jaugé mon état. Pas reluisant. Sans un mot je lui ai rendu sa photo de Springsteen. Accompagné de mon vieil exemplaire de The River. Sans un mot elle a compris. Sa bouche s'est ouverte pour former un son qui n'est jamais sorti. Silence pesant. Jusqu'à ce que. "C'est un vieux disque Monsieur Baster, pourquoi celui-là ?" Croisement de regards. "Disons que... c'est mon genre de disque. Vieux, usé, poignant. Et chargé de souvenirs. Disons que l'écouter me flingue et ça c'est mauvais pour le business. Autant vous le donner, il ira bien avec la photo de votre type. Mais il a fait des trucs plus récents, cherchez un peu. Il suscite encore de grands espoirs."

La pluie a repris son martèlement assassin au moment où la porte se refermait sur elle. Migraine et crachin, mon cocktail détonnant. D'un coup de pied j'ai envoyé valser la bouteille à moitié pleine qui me lançait des regards éloquents. Comme un Ulysse de seconde zone j'ai résisté à l'appel des sirènes en écoutant les pas qui s'éloignaient trop rapidement dans l'impasse. La pluie a envahi mon bureau, j'étais submergé par les flots. Dans l'air flottait encore son parfum.

(1) Et ouais, Baster a déjà quelques aventures à son actif.

Disque 1
01. The Ties That Bind
02. Sherry Darling
03. Jackson Cage
04. Two Hearts
05. Independence Day
06. Hungry Heart
07. Out in the Street
08. Crush on You
09. You Can Look (But You Better Not Touch)
10. I Wanna Marry You
11. The River

Disque 2
01. Point Blank
02. Cadillac Ranch
03. I'm a Rocker
04. Fade Away
05. Stolen Car
06. Ramrod
07. The Price You Pay
08. Drive All Night
09. Wreck on the Highway


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Merci aux visiteurs qui laissent une trace de leur passage.

Till

24 commentaires:

  1. Magnifique !
    Le dernier film je j'ai vu sur un détective privé : Les aventures de Ford Fairlane, jje le conseille ;)))
    Sinon, j'adore cet album de Springsteen que j'ai découvert "en vrai" il n'y a pas si longtemps, car l'univers du Boss, que j'ai rejeté jusqu'alors m'était totalement inconnu. Comme quoi... ;)))

    Salutations
    Sylvie

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    1. Magnifique...si c'est pour l'histoire j'en suis ravi, je rougis devant mon écran. Si c'est pour l'album j'en suis ravi aussi, c'est moi qui l'ai choisi après tout.
      J'ai écouté The River à sa sortie et dans les années qui ont suivi j'ai délaissé Springsteen parce que bof...je ne me suis jamais remis des Born in the USA et cie. Et puis je suis revenu plus tard à The River ce qui m'a permis d'en découvrir d'autres.

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  2. ... et pour finir, "Drive All Night" avec "Point Blank" (Mes préférés au fond du disque) il y a dans ton texte ce je ne sais quoi qui colle parfaitement. Bon, je sais, c'est volontaire.
    Sinon, je note, "Ford Fairlane"

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    1. Pareil pour Drive All Night et Point Blank ! ;))
      Ford Fairlaine traine en longueur c'est dommage, mais il vaut son pesant d'or ;))

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    2. Hello Devant,

      Mes préférées sont The River et Point Blank mais il y a beaucoup de bons titres dans l'ensemble. Les deux que je citent sont liées aussi à des évènements anciens et récents qui me les rendent chères.
      Évidemment c'est fait pour, disons surtout que l'ambiance du disque inspire les mots.

      @ Cabinet : je note également Ford Fairlaine, j'essaierai de m'en souvenir.

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  3. Le dernier vinyle du bonhomme que j'aie acheté.
    J'étais à l'armée, une journée libre j'étais monté à Bordeaux et j'étais revenu avec ça sous le bras, j'ai essayé de convaincre ma chambrée que ce truc allait être géant (ben ouais parce qu'à l'époque ça l'était pas encore par chez nous).
    De quoi ?..
    Tu la trouves chiante mon histoire Baster c'est çà ? Ben dis-le...
    Moi j'essayais juste d'être sympa. S'il le faut je peux être ignoble puisqu'il paraît que je suis ignoble.
    Hé ben allons-y.
    Après ça j'ai acheté qu'un seul CD du bonhomme et puis plus rien, m'a gonflé avec sa gonflette. Ouais, Nebraska bien sûr, m'interromps pas c'est moi qui parle. Pis d'ailleurs il est même pas grand qu'est ce que tu racontes, tout juste s'il prend 3cm à Pacino dont il s'était fait la gueule sur Darkness (l'avant-dernier vinyle que j'aie acheté, tu suis toujours ?). Ici aussi il s’est fait la gueule de Pacino d’ailleurs, mais c’est moins réussi.
    Malgré ça (Pacino donc) c'est pas vraiment mon genre le gars. Non moi je préfère l'ex-mari de Faye Dunaway, tu sais le mec que tu fais bien attention de ne pas citer dans tes enquêtes … non mais qu'est-ce que je raconte ... mon genre c'est Faye Dunaway un point c'est tout ! C’est juste que ces deux-là c’était quand même le Couple de l’Année, de la Décennie, du Siècle … mais tout le monde s’en fout y compris toi Baster.
    Et si tu veux des nouvelles du vrai Everett passe donc voir chez Marius.
    Et si tu veux des nouvelles d’Uncle Ray (‘’Tonton’’ Ray non mais je rêve … t’es vraiment un branleur Baster), hé ben repasse chez Marius un de ces quatre. Rien n’est encore sûr mais on a rencard lui et moi (Ray, pas Marius) mercredi prochain sur la plage. Quelle plage ? T’as qu’à chercher, t’es détective non ?

    Bon, welcome back quand même Baster.

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    1. Rien de tel que de se confronter à son meilleur ennemi pour reprendre goût à l'action. Ouais j't'attends chez Marius, j't'attends, ramène donc ta tronche de Munly basque, on va voir comment on fait ça au pays.

      Bon sinon la gonflette qui fait des bornes in the usa, pareil pour moi. Et puis plus tard, bien plus tard, j'ai découvert des albums que je connaissais pas. A tort. Le dernier d'ailleurs tourne beaucoup chez moi en ce moment.

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    2. Et damned ! C'est vrai qu'il y a quelque chose de Pacino sur ces photos.

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  4. Salut Laurent. Merci pour cet album car jamais je n'aurais acheté le cd, bien qu'ayant usé à l'extreme mon vinyle, dernier achat moi aussi du boss. Pourtant je l'aime cet album, chaque écoute du titre the river me hérisse lepoil. Mais je me suis éloigné de lui, ne lui trouvant plus aucune sensibilité avec sa musique lourdingue et survitaminée, stéréotypée, comme si il avait pour traverser les states vendu son vieux pick up pour un rutilant mastodonte (à faire peur comme dans Duel). Pire le Boss a participé à mon antiamericanisme musical ... mon dégoût de l'americana sans âme. Enfin je susisun specialiste de ce type de réactions, de longues phases de rejet d'un style, j'ai eu une adolescence tres anti francaise, ce qui me laisse maintenant de beaux voyage dans le temps pour reparer mes oublis, etoffer l'éclectisme de ma discotheque. Toujours curieux de redecouvrir un de ses vieux disques que l'on avait délaissé. Et puis avec toi en plus il y a le plaisir de la lecture. D'autant plus heureux de te voir picorer dans ma dropbox, juste retour des choses. A plus.

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    1. Nous sommes apparemment plusieurs à avoir ressenti ça avec Springsteen. Ces errements 80's à base de claviers douteux, de testostérone et d'américanisme craignos nous l'on rendu assez antipathique à cette période. Mais un peu de recul ne fait jamais de mal, ça permet de (re)découvrir des disques qui tiennent bien la route 66 finalement.

      Question picorage, je fais assez light, je surveille la ligne de ma box, mais j'apprécie vraiment les propositions.

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  5. Beau retour de Glen S. Baster, damned ! J'espère aussi que les bons moments que tu dois passer en compagnie de cet émouvant détective du pire ne t'amènent pas à de telles migraines. Aime -t'il lire les aventures de John Dortmunder entre 2 clients?
    Et welcome Till, on t'attendait :-)

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    1. Hello DamNed,

      Oui le retour de Baster, même si on ne sait pas très bien d'où il revient. De toute façon il ne peut pas être pire qu'avant hein.

      Je n'ai jamais lu les aventures de Dortmunder - et je jurerais que c'est pareil pour Baster - en fait je lis peu de polars. Mais si c'est chaudement recommandé je peux me laisser tenter.

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  6. Toujours fait l'impasse sur Springsteen... Je ne connaissais donc pas the river... Pas inécoutable c'est vrai... j'ai du mal avec le son... ça passerait mieux en vinyl.... Je crois que je vais continuer à faire l'impasse à défaut de vivre au fond d'une impasse.
    Comme d'hab... toujours un plaisir de te lire à défaut d'être musicalement synchro. Sinon une cliente de perdue, 10 de... enfin tu sais quoi...

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    1. Ah oui mais cette cliente-là était particulière pour lui. Je ne sais pas comment Baster s'en remettra.

      Par contre tu te remettras sans problème de faire l'impasse, je l'ai faite très longtemps en me portant comme un charme.

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  7. Oh que ça fait du bien de revenir ici...

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    1. Ça m'a fait du bien aussi d'y revenir après une loooooongue période d'abandon. Et Baster qui tournait comme un fauve en cage...

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  8. Comment? Que vois-je? till qui me vole mon fonds de commerce!!! Mais que vais-je devenir! lol Bon trêve de plaisanterie ! "The river" : je l'écoute moins que ceux de la grande période (BTR, Darkness) ou Nebraska et The Ghost of Tom Joad . Le son est daté à mon sens. Il n'empêche qu'il y a plein de pépites dedans: "Hungry heart" , "Point blank", "drive all night" , "The river" ...pour ne citer que les plus connues. Cela reste un grand double album quand même à recommander chaudement à ceux qui re-découvrent Springsteen... Merci Till!

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    1. Yep j'ai hésité à fouler tes platebandes et puis je me suis dit, après tout c'est Baster qui a le flingue alors qu'est-ce que je risque hein ? Sérieusement j'aime aussi Darkness, Nebraska mais j'ai des liens particuliers avec The River qui m'ont poussé à parler de celui-ci, voilà toute l'histoire.

      Et comme tu dis il y a quelques perles sur ce disque même si de temps en temps il me semble percevoir les prémices de Born in the USA

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  9. Till, j'aime tellement te lire que j'arrive à en oublier qu'il s'agit du boss...
    J'ai longtemps lutter contre lui, et je suis entrée discrètement via "Nebraska". Du coup l'ecluse a pété et j'essaye tout un par un.. et j'avoue me laisser embarquer depuis.

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    1. Tu vois Charlu, apparemment on est un nombreux dans le même cas. Comme déjà dit sa période 80's a tout fait pour qu'on s'en tienne éloigné alors qu'en creusant on trouve du bon avant et après.

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  10. Meme si mes deux disques favoris du Sieur Springsteen sont "Born to Run" et "Nebraska", j'avoue avoir toujours beaucoup de plaisir à poser ce disque sur ma platine ne serait-ce pour les ballades qu'il contient sans oublier le premier gros tube du Boss "Hungry heart" . Imparable !

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    1. Salut Jerry

      Evidemment Born to run et Nebraska mais j'ai une relation de longue date avec The River, l'album et la chanson en particulier, qui me fait un vrai truc au niveau physique. Point blank aussi d'ailleurs, heureusement il y a d'autres bons morceaux sur ce disque que j'encaisse de façon plus légère. En résumé, je marche à fond sur ce disque.

      Merci de ton passage.

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  11. Merci grazie thank you danke gracias obrigado hvala ljepa

    hugs from Friul

    piotre

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    1. Hi Piotre, you're welcome. Thanks for coming, thanks for leaving a comment. In so many languages.

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