mardi 18 juin 2013

Grand Jeu N°6 - Thème 5 - Orchestre Rouge - Yellow Laughter [1982]



GRAND JEU DES BLOGUEURS MANGEURS DE DISQUES - 6EME EDITION
THEME 5 - FRANCOPHONIE
 Ici, on chante ou on est Français.
 La portière claqua au moment où il parvenait enfin à décoller le bas de l'affiche. Les autres avaient préféré se réfugier dans la bagnole. Théo grelotta. Le crachin insidieux s'infiltrait partout sous les vêtements. Humide et froid. Il roula rapidement l'affiche, elle irait rejoindre sa collection, toutes ces affiches récupérées à l'issue des concerts auxquels il assistait depuis plus de vingt ans. Vingt ans. La date écrite au dos et allez, bien rangée avec les autres. Pas qu'il soit un archiviste dans l'âme, ni un historien des concerts, il n'écrivait pas de compte-rendu des sets de ses groupes préférés. Non juste les affiches et leur présence rassurante, comme un fil conducteur de sa vie consacrée à écouter de la zik.

Théo ramassa sa bière et, son affiche sous le bras, traversa la rue en courant pour se caler à l'arrière de la voiture. Au sec. Pas tout à fait au chaud. Putain de pluie. La radio nasillarde diffusait les paroles insipides d'une speakerine qui n'avait rien à dire. Merde, on pouvait pas arrêter cette radio ? Le concert était terminé depuis plus d'une heure maintenant et la rue était déserte. Plus un chat. Plus une crête. Plus le moindre mec défoncé à l'horizon. L'horizon, façon de parler. Un réverbère paresseux balançait une lumière famélique qui peinait à éclairer les deux côtés de la rue. Mais la lumière, aussi faible soit-elle, faisait joliment briller les gouttes de pluie sur le pare-brise, dans des tons orangés. Théo les remarqua en même temps que le point rouge qui se déplaçait par à-coups dans la voiture.

"Je cherche une drogue qui ne fait pas mal". En rigolant Denis lui tendit le pétard. Au moins quinze fois que Théo lui expliquait d'où venait cette phrase. Denis avait encore oublié. Denis s'en foutait un peu. Denis lui passa le pétard et Théo tira dessus un moment, songeur. Le concert était moyen, pas un des meilleurs qu'il ait vus. Mais le chanteur jouait du violon sur certains titres et ça lui rappelait de vieux souvenirs. Très vieux. Perdu dans ses pensées, Théo passa machinalement le pétard à Pascal qui s'impatientait sur le siège passager. La lumière rouge incandescente, les gouttes orangées sur la vitre. Et cette lumière bleue qui venait d'apparaître dans la rue. "Red Orange Blue". Théo sourit.

"Merde". Le cri de Denis le fit sortir de sa torpeur. Dans la même fraction de seconde il prit conscience du pétard que Pascal écrasait précipitamment dans le cendrier, de la panique de Denis et de la lumière  qui s'était immobilisée à proximité de la voiture. Malgré la pluie, facile de reconnaître les  six lettres peintes sur le véhicule. "Soon Come Violence". Denis et Pascal tournaient encore les manivelles pour descendre les vitres des portières que déjà l'uniforme leur demandait de sortir de la bagnole. Fait chier, il pleuvait encore plus fort. Tous les trois posèrent les mains sur le toit de la voiture, les deux flics derrière eux. Fouille rapide, palpe en haut, palpe en bas. "Mon seul contact physique est avec la police".  Obéissant à l'injonction Théo sortit lentement ses papiers de sa poche. Le flic les examina longuement à la lueur d'une petite lampe torche. Trop longuement. Merde, qu'est-ce qu'il fout, c'est quoi le problème ?

"Théo ? Comme le chanteur d'Orchestre Rouge ?" Pendant une seconde, pendant une éternité, Théo entendit tourner cette phrase dans sa tête. Les mots tournoyaient, heurtaient les parois de son crâne, rebondissaient, s'entrechoquaient, essayant de s'assembler dans un autre ordre, de prendre un autre sens. Mais non. Cette phrase il la répétait à l'envi autrefois. Autrefois. A l'époque où il zonait de squat en squat, de concert en concert, avec, avec...Pierre. "Putain Pierre ?" Pierre qui jouait un peu de gratte. Pierre avec qui il voulait monter un groupe. Pierre avec qui il écoutait en boucle les albums d'Orchestre Rouge. Pierre avec qui il avait vu la bande de Théo Hakola au moins dix fois en concert. Les guitares acérées, la basse  en avant, le violon, la voix bizarrement placée de Théo, son accent à couper au couteau quand il chantait en français. Pierre, l'ami, le pote, le frère. Pierre perdu de vue. Pierre devenu flic. Merde.

Théo tourna la tête et croisa le regard de Pierre. Manifestement les mêmes pensées traversaient son cerveau. Les mêmes connexions de neurones, provoquant les mêmes synapses, aboutissant aux mêmes souvenirs. Pareil. Curieuses retrouvailles, si longtemps après. Curieuses retrouvailles où les mots ont disparu, remplacés par le vide, la gêne. Rien à se dire. Un long regard, pas un mot. Interminable. Minable. "C'est bon, tu peux y aller Théo." Clac. Le silence rompu. L'instant d'après, ses papiers dans la main Théo regardait disparaître la bagnole, les flics et le gyrophare bleu. Plus de lumière bleue.

De retour à l'arrière de la caisse, Théo regardait le pétard qui finissait lentement de se consumer dans le cendrier, diffusant ses dernières volutes dans l'habitacle, sa lumière rouge à jamais disparue. Denis et Pascal se taisaient, respectant le silence de Théo. La radio éteinte respectait le silence de Théo. La pluie maintenant arrêtée respectait le silence de Théo. Plus un bruit. Le minable petit lampadaire se mit au diapason de l'ambiance, son ampoule rendit l'âme, plongeant la rue dans l'obscurité, effaçant du même coup les gouttes orangées du pare-brise. Noir complet.


 Red Orange Blue


01. Soon Come Violence
02. Je cherche une drogue (qui ne fait pas mal)
03. Soft Kiss
04. Red Orange Blue
05. Hole In His Thigh
06. The Consul
07. Speakerine
08. Slugs
09. Crows

Theo Hakola - chant, guitare
Pierre Colombeau - guitare
Denis Goulag - guitare
Pascal des A - basse
Pascal Normal - batterie

Si vous cherchez un mot de passe, essayez donc downgrade.
Merci aux visiteurs qui laissent une trace de leur passage.

Till

35 commentaires:

  1. J'adore ta peinture des mots, la musqique me va bien.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. L'important c'est quand même la musique. Donc si elle te va bien c'est parfait. OR a tourné en boucle chez moi dans les 80's et même si ce n'est pas le groupe français que j'écoute le plus, il méritait d'être mis un peu en lumière. D'autant qu'il aurait pu répondre également aux thèmes Madeleine, Black, Pictural et R.I.P. finalement.

      Supprimer
  2. Bien vu! J'ai cet album et je l'écoutais pas mal à une époque...ça m'évitera de le numériser! merci!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui moi aussi je l'écoutais pas mal, je l'ai récupérer numérisé il y a quelques années et j'ai replongé dans son ambiance avec plaisir.

      Supprimer
  3. Jamais écouté. C'est l'occase.
    Merci, Till.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Comment ? Jamais écouté OR ? Où étais-tu entre 82 et 85 ? :-)

      Supprimer
  4. C'est toi les jolis mots d'ici Till ... superbe

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Charlu mais tu n'as rien à envier pour les mots. Ici c'est juste l'habillage pour parler de la musique. Comme je n'ai pas l'âme d'un critique de disques, je préfère raconter des histoires, ça me correspond mieux.

      Supprimer
    2. Et c'est impec comme ça... on a chacun un style :D

      Supprimer
  5. Coucou, Till
    j'écoute le début de l'album en ce moment, avec le sourire : un groupe à découvrir, son sympa et sont sympas aussi ;-) (une réminiscence avec Angel Maimone Entreprise que j'appréciais). Tu as encore trouvé le teasing qui tue avec la complicité de Rothko, c'est diabolique!
    Bonne idée que ces lumières évocatrices qui créent le lien entre "Red Orange Blue" et la peinture, en ajoutant une transparence/profondeur sombre un peu imaginaire peut-être, mais ça se confirmerait sûrement face à l'original, je te fais confiance :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hello Damned,

      J'avais oublié Angel Maimone Entreprise, j'écoutais moins que Orchestre Rouge à cette époque. OR n'est pas très loin de l'univers de Marquis de Sade, des groupe français qui avaient des compositions soignées (ce qui n'était pas toujours le cas par chez nous) et un style affirmé.

      Supprimer
  6. Jamais écouté moi non plus... excellent comme ton texte qui une fois de plus plante le décor. Merci.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et moi qui pensais que tout le monde avait déjà ce disque...

      Supprimer
    2. A l'époque de sa sortie j'étais loin... plus tard Passion Fodder je ne pouvais pas le rater... mais pas de wiki pour te faire la rétro-chronologie d'un artiste. Et puis un truc qui commence par orchestre je n'aurais pas forcément pioché en bibli...

      Supprimer
  7. Orchestre Rouge, tu ne m'as pas rajeuni.
    Marquis de Sade, ouh lla la, non plus...
    Et cerise Angel Maimone suivi à Grenoble à la Maison de le Culture.
    Toute une époque.
    On regardait la nouvelle mouvance "rock" française, on tendait négligemment l'oreille et puis, comme avec OR, un "tilt" pouvait se faire...
    Je me souviens de cet album.

    Pour ta chronique, j'adore les histoires(et ça tu le sais)...
    Donc, je me suis carrément laissé embarquer - ça le fait bien...
    Bravo.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hé hé, ça ne me rajeunit pas non plus. En fait si, d'une certaine façon. LA qualité d'Orchestre Rouge doit beaucoup au talent de Théo Hakola qui a, je trouve, beaucoup apporté au rock chez nous. Passion Fodder après OR, la production des premiers Noir Déz, ses albums solo...

      Supprimer
  8. Je ne connais pas trop, j'avoue que cette période du "rock" en frenchouille ne m'a jamais titillé... Peut-être est-ce le moment de se lancer?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ou pas. On n'est pas obligé de tout aimer. OR c'est plus post-punk que vraiment rock. Et pour le coup c'est surtout chanté en anglais par un chanteur américain ce qui lui donne un côté moins frenchy. C'était aussi une façon de détourner en partie le thème Francophone.

      Supprimer
    2. Bien joué en tout cas... J'ai un truc de Theo en live pour le gisti!

      Supprimer
  9. Hello.
    Un chanteur américain dans un groupe français ? Faudra que je te parle d'un chanteur français dans... hem, ton histoire est bien plus belle que la mienne.
    (C'est qui ce Pascal d'ailleurs ?)
    Thanx.
    EWG

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Yes, nous avons inventé des histoires croisées. C'est un peu retors de ma part, je ne pouvais pas t'attirer avec le grand Tom sur ce coup-là alors j'ai trouvé un chanteur américain dans un groupe frenchy.
      Pascal ? Un personnage secondaire, les histoires en sont pleines.

      Supprimer
    2. En fait moi je n'ai RIEN inventé. Mais faut pas l'ébruiter…
      EWG

      Supprimer
  10. J'ai découvert et apprécié Theo Hakola avec Passion Fodder mais je n'ai jamais eu l'occasion de remonter à Orchestre Rouge. C'est chose faite, merci.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bienvenue aux sources d'Hakola donc. La visite est gratuite.

      Supprimer
  11. Bon Till, je ne sais pas ce que tu as avalé, mais pour les textes accompagnant tes sélections musicales, je dis un grand : "BRAVO !"

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci, merci, et pour la sélection musicale elle-même ?

      Sur ce coup j'avais en tête la rue Stalingrad le soir après les concerts au Palais d'Hiver. Tu ne l'as pas connue à cette époque, elle était vraiment différente. Elle avait ce parfum de BD en noir et blanc, à la Tardi, avec la voie ferrée surélevée qui la longe et le pont en arcades pour enjamber l'avenue Verguin.

      Supprimer
  12. Et en plus il y a un Rothko ! J'avais pensé à "Rothko Chapel" de Morton Feldman (mais je trouverai bien une occasion de le fourguer plus tard celui-là) pour le thème "Pictural"...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Yes, une magnifique pochette, mais je n'ai jamais écouté le contenu. C'est donc quand tu veux pour le fourguer. Chez Jimmy ou ici si tu veux.

      Supprimer
  13. Bon Till, je ne sais pas ce que tu as avalé, mais pour les textes accompagnant tes sélections musicales, je dis un grand : "BRAVO !"

    RépondreSupprimer
  14. "J'aime le duvet au bas de ton dos, tes puits de profondeur..." Je cite de mémoire et ça me rend encore tout chose. J'aurais voulu écrire tout un tas de petits machins, mais la journée fut compliquée et il est tard...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Salut Jimmy,

      Je connais ça les journées compliquées, d'ailleurs pour la prochaine étape du Jeu, je n'aurai pas beaucoup de temps dispo. Je ferai au mieux.

      Supprimer
  15. Bon sang que c'est bon... J'ai eu du retard dans les lectures mais ça valait le coup de lire ton texte une fois la nuit tombée. Ambiance...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Sadaya. Les compliments me touchent évidemment, venant de blogueurs/blogueuses de qualité comme tous ceux de la bande.

      Supprimer
  16. Réponses
    1. :) De rien jjr4, un amateur d'Hakola est toujours apprécié. Enjoy

      Supprimer